LA VRAIE MISÈRE

LA VRAIE MISÈRE

Pour moi la misère absolue, c’est celle qui tue l’âme.

Et non celle, anodine, qui blesse passagèrement le corps, affame cet ogre vulgaire que l’on nomme “ventre” ou assèche les gosiers avides d’ivresse...

Les jours sans vin, sans pain, ça ne fait pas mourir, ça fait juste souffrir, c’est à dire que ça élève les esprits nobles tout en les aguerrissant.

Seuls les êtres vils, grossiers, indigents maudissent ce qui les détourne de leur animalité pour leur désigner le Ciel.

Pour ces rustres enracinés au réel le plus trivial et dont les regards sont invariablement fixés vers le sol, rien n’existe en dehors de ce qui est palpable. Ou mangeable. Bien des gens éveillés et charitables comme moi essaient de les sortir de leur paresse morale. Mais tenter de les distraire de leur bestialité est pour eux une injure à ce qu’il croient être leur humanité.

Dés qu’ils sont affamés, ils deviennent des loups. Et cet estomac vide qui pourrait les enrichir intérieurement, ils cherchent bêtement à le satisfaire. C’est aussi cela, la vraie disgrâce du bipède.

Le jeûne volontaire est un luxe pour les humains supérieurs comme moi. Les grands raffinés et autres contemplatifs de mon espèce qui veulent se détacher des lourdeurs de ce monde afin d’expérimenter les hauteurs spirituelles se mettent au même niveau que ces nécessiteux en se privant sciemment d’aliments. Sauf que pour ces candidats à l’ascension incorporelle qui savent dominer leurs instincts primaires, ne pas manger pendant quelques jours est un bonheur, non une déchéance, non une calamité, non une détresse.

L’authentique infortune, j’y reviens, c’est essentiellement, du moins selon moi, vivre sans amour.

Nager dans l’opulence, être couvert d’or, entouré de luxe, avoir la plus belle voiture du monde, une piscine immense dans son jardin, habiter un château, s’engraisser de mets fastueux et ne pas pouvoir partager toutes ces choses, cela ne vaut rien.

Rien de rien.

C’est même fade, sinistre, écoeurant. C’est un confort glacial.

A l’opposé de ce contexte, on est nécessairement, fatalement, obligatoirement heureux avec très peu d’argent en poche mais beaucoup de lumière dans le coeur. Toute personne normalement constituée donnera toujours la priorité à l’amour étant donné que manquer de finances, ne pas posséder de belle voiture, de bateau de croisière, de belle maison, avoir froid, être mal nourri de temps temps, c’est parfaitement secondaire dés lors que l’on aime et que l’on est aimé.

Bref, la fortune seule ne suffit pas à rendre heureux. Etre pauvre mais en aimable et durable, solide compagnie est infiniment préférable à une solitude argentée. Le dénuement matériel devient vite un inconvénient mineur quand on a l’essentiel. Et posséder tout l’or du monde n’a aucun sens si c’est pour l’emporter avec soi dans une vie déserte.

Un homme sans femme est un misérable. Du moins, par rapport à mes critères.

Et aux yeux de celui qui en a une, le sort de l’esseulé n’est enviable en rien. Quels que soient ses diplômes, ses finances, sa renommée, sa situation sociale, un homme seul qui n’a pas choisi de l’être est un homme malheureux.

En dehors des moines, des mystiques, des ermites, c’est à dire ceux qui sans nulle aigreur et même avec paix et allégresse ont volontairement ignoré le sexe opposé (ainsi que ceux qui dans les mêmes conditions acceptées et heureuses se sont isolés de la société, séparés de leurs amis et famille, éloignés de leurs semblables) je ne connais aucun mari au monde qui accepterait de quitter son épouse en échange de plus d’argent.

Chaque célibataire malheureux de la Terre donnerait tous ses biens en échange d’une vie de couple, du simple SMICARD au milliardaire.

Pour être honnête dans les faits le cas du milliardaire est tout de même un peu différent. Il sera moins exposé aux affres du célibat forcé car même s’il est bossu, vieux, bancal, le Crésus aura toujours des prétendantes autour de lui : la puissance, la richesse, le pouvoir attirant naturellement les femmes. En fait l’aisance économique ne protège réellement de l’échec amoureux qu’à partir d’un certain niveau, inaccessible au simple célibataire employé aux usines Renault, qui lui restera sur le carreau. Mais le principe reste valable : milliardaires et prolétaires désargentés en mal de conjugalité donneraient tout ce qu’il ont, et même ce qu’ils n’ont pas, pour avoir une compagne.

Telle est ma conception de la véritable famine. C’est une faim intérieure. Tout le monde survit très bien au manque de nourriture, à la disette, aux fins de mois douloureuses, à l’humiliation du chômage, aux haillons, aux pulls percés, aux semelles usées, aux coupures d’électricité.

Mais nul ne surmonte aussi facilement les coupures d’amour, les disettes affectives, les carences de la tendresse.

Les jours sont de plus en plus tristes pour celui qui dort dans son grand lit doré au matelas rembourré de billets de banques, délaissé. Comment peut-il jouir de ces trésors qui ne sont pas mis en commun ?

Alors que l’existence est encore belle, et même très belle quoi qu’on dise, pour celui qui poursuit sa destinée avec les joues creuses mais sa main dans la main de celle qu’il aime.