Le Liban a-t-il encore un avenir ?

Le Liban a-t-il encore un avenir ?

Pas vraiment si l’on s’en tient à ces quatre leçons données au Collège de France, en mai 2008 ; voire aucun s’il ne change pas radicalement de cap, c’est-à-dire s’il ne met pas en application immédiatement les réformes qui s’imposent afin de sortir définitivement du système communautaire qui le ronge de l’intérieur et qui va finir par avoir sa peau …

En effet, au lieu de rechercher une harmonie et de créer une nation, les communautés libanaises se sont dotés d’un appareil politique et civil qui est venu se superposer aux institutions étatiques au point de les phagocyter. Ce qui a pour effet de créer deux monolithes – un chrétien et un musulman, au sein desquels des sous-communautés s’entre-déchirent pour une place au soleil – qui font pencher le Liban de plus en plus vers le gouffre de l’implosion : les communautés sont de plus en plus introverties et tendent à l’autarcie en s’affichant comme l’alternative à l’élaboration d’une nation, affaiblissant du même coup l’émergence de l’Etat qui ne serait plus qu’un médiateur que l’on appellerait en toute dernière option pour arbitrer les conflits qui en découlent …
Pourtant la fin de la guerre et les fameux accords de Taef, en 1990, avaient ouvert une voie sans équivoque dans le monde arabe. Alors que l’on voyait – enfin ! – apparaître le mot citoyen (muwâtin) dans le texte de la Constitution libanaise, le paragraphe C du nouveau préambule édictait clairement "l’égalité en droits et en devoirs de tous les citoyens sans discrimination ni préférence." De même, au paragraphe A du même préambule, le mot watan (patrie) était écrit …on délaissait alors pour de bon le moule pour le moins ambigu que la France, alors mandataire, avait dressé dans l’exemplaire de 1926.
Pour ce faire, le nouvel article 95 prévoit une période de transition … qui semble s’être transformée depuis en vœu pieu : le plan intérimaire est du provisoire qui est là pour durer. Le Sénat prévu par les amendements de 1990 où devraient siéger, dans un premier temps, des sénateurs répartis à égalité entre chrétiens et musulmans, avant la disparition définitive des quotas, est une chimère … Tout comme la mise en place de cet "Organisme national chargé de l’abolition du communautarisme" qui doit aboutir à libérer de toute contrainte communautaire l’élection de la Chambre des députés, la formation du gouvernement et l’éligibilité pour les fonctions publiques … Paroles, promesse et paroles et encore des promesses … qui n’engagent que ceux qui y croient.

Voici donc le Liban à la croisée des chemins : soit il continue à être autiste et il va exploser littéralement, quitte à ce que plusieurs micros états voient le jour, chacun abritant une communauté, avec toutes les dérives possibles – comme l’on voit aujourd’hui, par exemple en Afghanistan où l’on ose évoquer l’idée d’une autorisation du viol conjugal ! –, soit il applique le nouvel article 95 de sa Constitution qui oblige le pays à franchir le pas de la déconfessionnalisation et intègre le cortège des nations civilisées, c’est-à-dire qu’il reconnaît le mariage civil et le droit à tout un chacun de pratiquer la religion qu’il choisit (mais en restant dans la sphère privée), qu’il impose le même enseignement public pour tous, qu’il instaure les mêmes conditions de jugement et la même application de la Justice, que l’on soit à Tyr, à Tripoli ou dans la Bekaa, que la Cour suprême soit enfin constituée, etc. etc.
Mais cela sous-entend aussi que l’on brise pour de bon les clans de ces petits chefs de guerre – autoproclamés hommes politiques – et qui ne sont rien d’autres que des maffieux qui ont fait mains basses sur les richesses du pays. Joumblatt, Geagea, Gemayel, Aoun, Berri et tous les autres doivent être déchus de leurs droits civils et envoyés aux oubliettes de l’Histoire. Mais qui osera le faire ?

On se réjouit de voir que certains osent encore parler librement de ce qui est tabou, car depuis l’automne 2006 (après la terrible guerre de l’été 2006 et la déconfiture israélienne qui a laissé le Liban sur les genoux) et la mise en place d’un "gouvernement d’union nationale", la tendance s’est orientée vers une pratique du consensus à l’unanimité : autant dire une exigence qui paralyse totalement le système.
Ahmad Beydoun, né en 1943 dans le Sud-Liban, est historien et sociologue ; il enseigne à l’université libanaise de Beyrouth et demeure l’un des intellectuels les plus respectés du pays. Mais on n’en a cure, il amuse la galerie et sert de caution dès que le chaudron commence à bouillir. On l’évoque, on dit penser sérieusement à la Réforme, mais que ce n’est pas encore le moment, qu’il faut attendre, et patati et patata …
Le Liban n’a ni les moyens ni le temps de s’offrir une nouvelle guerre ou une nouvelle crise constitutionnelle. Il convient donc de prendre très au sérieux les "leçons" de Beydoun avant qu’il ne soit trop tard. Car, comme l’écrivaient en 2002, dans un livre paru chez Albin Michel, l’historien Gérard D. Khoury, l’écrivain Jean Lacouture et l’ancien diplomate et homme politique Ghassan Tuéni, Un siècle pour rien, cela devrait suffire dans le gâchis général au Moyen-Orient, non ?

Ahmad Beydoun, La Dégénérescence du Liban, ou la Réforme orpheline, coll. "L’Actuel", Sindbad, mars 2009, 172 p. – 18,00 €