Des centaines d’enfants dans la plus grande décharge d’Algérie

Des centaines d'enfants dans la plus grande décharge d'Algérie

Un syndrome. Une plaie vive. Une blessure béante. Une gangrène. Un abcès. C’est toute une panoplie de termes savants que la littérature médicale a fourni aux responsables de la wilaya d’Alger et du gouvernement pour résumer toute la « splendeur maléfique » que la décharge de Oued Smar a longtemps symbolisée dans l’imaginaire collectif.

Véritable théâtre d’ombres dans la ville Blanche, la grande décharge publique de Oued Smar inquiète, menace, terrifie, mais fascine également. Et pour cause, sur cette « montagne fumante » qui s’élève sur une superficie de 40 hectares, un flot ininterrompu de camions vient quotidiennement y déverser des déchets de toutes sortes : restes inutilisables d’entreprises, ordures ménagères et même des déchets d’hôpitaux. Tout ce qu’Alger rejette, Oued Smar l’avale, l’ingurgite et l’enterre dans ses profondes entrailles. « Que serait Alger sans la décharge de Oued Smar ? » nous lancent d’emblée à la figure des agents de l’entreprise Netcom qui nous ont accueilli et accompagné, par mesure de sécurité, précisons-le, sitôt arrivé sur place. Certains de ces braves ouvriers travaillent dans cette décharge depuis plus de 20 ans.

« Une cité qui croule sous les ordures », nous répondent-ils tous d’une seule voix. Une voix marquée par des éreintements surannés. Car leur labeur fut rarement suspendu tout au long de leurs longues années passées dans la plus grande décharge de l’Algérie où chaque jour près de 700 camions d’ordures rentrent et sortent orchestrant ainsi un impressionnant mouvement de valse. Le travail n’en finit jamais. Jour et nuit, près de 3.000 tonnes doivent être déversés dans d’énormes « casiers » aménagés sur cette aire où quelquefois on découvre même des cadavres humains dans les sacs à poubelle !

Un royaume infernal qui ne dit pas son nom

Mais, ici, loin des rues grouillantes de gamins, joueurs de football et aussi de vendeurs de tout et de n’importe quoi, des centaines d’enfants travaillent jour et nuit à ramasser des bouts de plastique et de carton déversés par d’incessants ballets de camions poubelles, au milieu d’une atmosphère hostile et putride où ils risquent à tout moment de se faire ensevelir par ces mêmes camions ou même de se noyer dans d’infâmes marécages.

En effet, entre 1 000 et 3 000 personnes recherchent, chaque jour, leur pitance sur la décharge publique d’Oued Smar, gigantesque amas de tonnes d’ordures où les monticules de déchets atteignent aujourd’hui une hauteur de 62 mètres ! Plus de 250 personnes y vivent carrément dans des dizaines de baraques de fortune plantées en contrebas des collines de détritus. Dans ces maisonnettes, les chiffonniers, qui ne connaissent que le spectacle des ordures, travaillent, mangent, dorment et se lavent au milieu de ces déchets. Certains d’entre eux n’ont probablement jamais connu d’autres paysages que cette décharge et cette effervescence d’hommes et d’enfants se disputant un morceau de plastique ou de métal à recycler. Toutefois, ce sont les mineurs et les adolescents qui sont de plus en plus nombreux, et de plus en plus jeunes, à élire domicile à la décharge publique d’Oued Smar.

Celle-ci est devenue leur lieu de travail. Ils passent leur journée, de l’aube au crépuscule, à fouiller, avec leurs mains nues ou à l’aide d’un bâton en forme d’un crochet, les montagnes d’ordures à la recherche de ferraille ou du moindre matériau de valeur. Puis, ils revendent leur récolte pour une bouchée de pain à ces camionneurs qui sillonnent à longueur de journées les allées boueuses de ce royaume infernal qui ne dit pas son nom. Et même en été, cette période de grande chaleur, où les immondices cuisent sous le soleil et où il se dégage du site des odeurs pestilentielles qui collent à leur peau allant même jusqu’à mettre en péril leur vie, ces enfants chiffonniers ne connaissent pas de répit. A les entendre, les émanations suffocantes qui se dégagent de la décharge ne les dérangent plus.

Plus rien n’effraie ces chérubins. Pas même la chaleur étouffante, l’odeur irrespirable, les mouches qui se comptent par millions. Ils sont plusieurs centaines d’enfants à n’éprouver plus aucune peine à marcher en tongs dans ce bourbier innommable. Telles des roses étincelantes en ces lieux maudits par la providence, les petits chiffonniers d’Oued Smar défient une injustice criante, une misère innommable, une détresse absolue, en affichant un sourire radieux ! Mais, gare aux illusions fallacieuses, car le vécu de ces bambins est tout sauf une note de joie. En réalité, ces enfants, qui donnent l’impression d’être immunisés contre toutes les agressions externes, ne sont guère à l’abri des différentes maladies ou d’une fatale contamination.

En triant quotidiennement les déchets, ces enfants risquent à tout moment d’être piqués par des seringues contaminées. Et même la ferraille rouillée qu’ils manipulent à longueur de journée est un danger permanent qui guette ces gamins. En vérité, tels les gardiens de phare des nuits désolées, les enfants de la décharge de Oued Smar sont conscients que même le soleil, qu’il se couche ou qu’il se lève, qu’il brille ou qu’il se noie dans les nuages, ne sera jamais de leur côté.

« Qu’allais-je faire ? Devenir brigand ou terroriste ? Non, j’ai choisi de vivre sans voler »

Les mains tailladées, le corps frêle, l’allure débonnaire et le front luisant de sueur malgré la fraîcheur de la journée, Youssef, 16 ans, se bat contre son sac plein à craquer. Il s’échine coûte que coûte à porter sur son dos et ses épaules d’enfant plus de 50 kilos de déchets ménagers. « Le travail est dur ici. Je dois chaque jour transporter des sacs entiers jusqu’à l’autoroute d’à côté pour les revendre ensuite à des récupérateurs privés. Depuis deux ans, c’est comme cela que je gagne ma vie », confie le jeune garçon, le visage tracé par des saillies noires, obscurci par des yeux sanguinolents, et éclairé par des lèvres vermeilles.

Youssef fouine chaque jour comme une fourmi dans les dunes d’immondices, avec ses gracieuses mains entachées de saletés et marquées par l’usure de son métier. Dans le sillage de son innocence, il creuse à la recherche de matières récupérables, métaux, caoutchouc, cartons et verre. Lui, comme des centaines d’autres enfants, ses compagnons d’infortune, dont l’âge varie entre 8 ans et 17 ans, vivent à longueur de journée dans la décharge d’Oued Smar. « Je vis avec mes deux frères qui travaillent ici depuis plusieurs années. Ce sont eux qui m’ont aidé à venir ici. Même mes nuits je les passe ici. Les ordures, il m’arrive même de les consommer pour survivre », témoigne-t-il sans aucune émotion car Youssef préfère s’armer d’un sourire moqueur.

Sa précarité et sa déchéance ont vidé son corps de ses larmes. Sa misérable condition a même chassé le chagrin et la tristesse de son âme. En tout cas, depuis qu’il vit et travaille à la décharge d’Oued Smar, il ne se pose plus de questions. Chaque matin, après que les camions de Netcom, des entreprises nationales ou privées, ont déchargé les bennes à ordures, il envahit les « casiers » et les passe au crible pour récupérer tout objet qu’il peut revendre. Comment Youssef a-t-il atterri dans cet enfer ? Lui-même n’arrive pas à l’expliquer ! Originaire d’Aïn Boussif, à Médéa, Youssef a vu d’abord ses rêves s’émietter après son exclusion de l’école. « A Aïn Boussif, je ne pouvais plus rien faire. J’ai tout fait pour m’inscrire dans un institut de formation professionnelle. Mais, je vous jure qu’on m’en a refusé l’accès. Soi-disant, je n’avais pas un bon niveau ! Moi, je crois plutôt que c’est parce que je n’ai pas de piston. Et après, j’ai cherché tous les boulots imaginables. Tout le monde m’a dit « niet ». Qu’allais-je faire alors ? Devenir brigand ou terroriste ? Non, j’ai choisi de vivre sans voler », raconte-t-il avec un sourire presque triomphal.

Est-il sous la coupe d’un baron ? Travaille-t-il pour le compte d’un réseau de récupération ? Il assure que non. Digne dans son regard, fier dans sa démarche, le jeune garçon ne ramasse que des bouteilles en verre de différentes tailles, mais ce qui l’intéresse surtout, ce sont les petits flacons. Par jour, il peut vendre un sac ou deux pour en gagner à peine 400 à 500 DA. Pendant les jours bénis, il peut gagner jusqu’à 700 DA. Mais, aujourd’hui, ce n’est plus comme avant. La crise économique est passée par là et même les chiffonniers d’Oued Smar subissent ses fâcheuses conséquences. « Il y a de moins en moins de privés qui viennent acheter nos récoltes. Ils exportent de moins en moins de déchets vers l’Europe.

Là-bas, ils sont touchés de plein fouet par la crise. C’est pour cela qu’ils ont ralenti leurs importations de déchets ferreux et non ferreux », explique Rachid, 46 ans, l’un des plus anciens chiffonniers de Oued Smar. Lui aussi vit dans une baraque plantée au milieu de la décharge. Ses enfants vivent avec lui. Ils exercent aussi son activité. « Nous sommes des gens pauvres. Nous sommes des victimes de la décennie noire. Dans les colonnes de vos journaux, vous dites que nous sommes une mafia. Un réseau de bandits. C’est entièrement faux. C’est un tissu de mensonges. Ici, la plupart des chiffonniers sont originaires de Djelfa et de Médéa. Un seul dénominateur commun nous réunit : nous n’avons même pas de quoi vivre. Avec quoi je peux subvenir aux besoins de ma famille ? Si je m’étais enrichi grâce à ce métier, vous croyez que je vivrais toujours dans cette décharge ? Vous autres, vous nous traitez comme des sauvages. Mais sommes-nous des sauvages ? Ces enfants, quel est leur tort pour se retrouver au milieu de ces ordures ? » nous assaillit-il de ces questions lancinantes.

« Pour moi, cette décharge est un véritable paradis »

En nous emmenant, sur des chemins escarpés, jusqu’à sa « baraque », aux murs constitués de métal récupéré, d’anciens bidons et autres boîtes de conserve, Rachid nous présente à une bande d’adolescents éparpillés au milieu des immondices. Petite taille, le teint sombre, Ahmed, 16 ans, nous apostrophe : « Malgré notre jeune âge, je peux vous assurer que nous ne sommes pas ici pour rechercher des jouets et nous amuser. Alors, laissez-nous travailler et ne nous prenez surtout pas en photo », maugrée-t-il. La colère fourmille tellement dans son cœur qu’elle éclate sur son visage. « Dites à vos citoyens que nous ne sommes pas des animaux ou des brutes. Nous nous ne droguons pas ; nous n’agressons pas ; nous ne faisons aucun trafic et nous ne tuons personne. Ici, nous gagnons notre vie à la sueur de notre front. Et puis, sachez que, dans vos ordures, je trouve souvent des bébés morts, des restes de corps humains.

Alors, qui est le sauvage ? Celui qui nettoie les ordures ou celui qui jette dans ces poubelles des fœtus et des bébés ? » s’écrie-t-il encore, les yeux bouillonnants de rage. Fort heureusement, par le dialogue, nous avons pu le ramener à la raison. En retrouvant son calme, il nous livre son vécu déchirant qui s’en va en lambeaux. « Mon père est mort. Ma mère est très malade. D’où je viens, c’est le ‘’kiffar’’. Il n’y a rien, absolument rien. Mon grand frère et moi, on cravache dur ici pour rassembler la somme d’argent dont ma mère a besoin pour subir son opération. Pour ce faire, quelquefois je renonce même à manger. Vous allez me demander si j’ai cherché du travail ailleurs ? Je vous jure que j’ai travaillé dans les chantiers et dans les champs. Mais, à maintes reprises, on a tenté de me violer. Une fois, on a même failli me kidnapper pour m’enlever des organes. Ici, je me sens en sécurité. Je vis parmi les miens. Des gens de mon bled. Nous sommes tous solidaires. Croyez-moi, dehors je connais des enfants qui se prostituent pour survivre. Wallah, pour moi cette décharge, par rapport tout à ce que j’ai vu et vécu à l’extérieur, est un véritable paradis », témoigne-t-il sans ambages avant de s’éclipser derrière les dunes de déchets en se débattant avec ses deux sacs remplis de jerricanes et de bouteilles PET.

Les lumières distillées par le soleil gravent sa silhouette sur un horizon de souffrance. Cigarette humide collée aux lèvres, Hmida s’affale sur le sol et cherche scrupuleusement un petit coin d’ombre pour se reposer un peu. A 14 ans, Hmida vient de transporter depuis la matinée jusqu’à la mi-journée une vingtaine de sacs de déchets. Sa routine consiste à porter sur son dos et tenir sur ses épaules plusieurs quintaux d’ordures par jour. Sa nuit, il l’écume sous sa tente de fortune isolée des restes de la décharge à l’aide de tissus rapiécés. Malgré son jeune âge, il dit qu’il a toujours travaillé à son compte même s’il reverse un peu de son argent à ses cousins qui le protègent contre de potentiels agresseurs.

Figure angélique, un sourire ravissant et une voix douce, Hmida fut naguère un cultivateur de rêve. « Je rêvais de devenir médecin car dans mon douar à Djelfa, il n’y avait aucun médecin. Plus tard, je rêvais de devenir pilote d’avion. Mais des rêves, aujourd’hui je n’en ai plus car ma vie est un cauchemar », confie-t-il, les larmes aux yeux. Son innocence se consume de jour en jour pour laisser la place à l’errance. Et toujours cette question qui vient chaque nuit hanter l’esprit de Youssef le martial, d’Ahmed le révolté et de Hmida le tourmenté : pourquoi le destin nous a-t-il infligés cette vie ? Devant le feu qu’ils allument durant toutes les nuits pour se réchauffer et se protéger contre le froid glacial, ils pensent à leur passé, à leurs illusions ou à leurs désillusions, à leurs espoirs, à leurs proches et aux autres qui les regardent avec beaucoup de mépris.

Pensent-ils à l’avenir ? Non, jamais car les horizons bouchés que leur oppose la décharge de Oued Smar leur ôtent toutes les facultés intellectuelles. Mais est-ce possible de penser à soi dans une si misérable condition ? Aujourd’hui encore, aucune association caritative n’a rendu visite aux enfants chiffonniers. Les autorités publiques n’ont jamais envisagé de construire un foyer d’accueil au profit des enfants de la décharge de Oued Smar qui seraient, selon la Gendarmerie nationale, au moins 600. En revanche, selon les chiffonniers, leur nombre est nettement plus important car, pendant les vacances scolaires, des enfants viennent à la décharge pour gagner leur croûte. Aucune « mission médicale » n’a été dépêchée à la décharge pour s’enquérir de l’état de santé de ces enfants, exposés à toutes les infections et maladies possibles et imaginables.
Ne sont-ils pas des Algériens comme les autres ? Marginalisées, exclues, méprisées et oubliées de tous, ces petites ombres d’Oued Smar sont les larmes de l’innocence d’une enfance meurtrie, bafouée et piétinée par une société aveugle. Enfin, une chose est sûre, si chacun mettait du bois au feu, au lieu de pleurnicher sur des cendres, notre Algérie se porterait certainement beaucoup mieux…