Tobiasse : Petits envois pour inventer une vie

Tobiasse : Petits envois pour inventer une vie

Tobiasse ne peint pas des tableaux, il ne sculpte pas des formes. Il traduit la saveur des désirs, les forces de la vie et le devenir de l’humanité.

Lituanien né en Palestine, à Jaffa, en 1927 mais très vite retourné avec ses parents en Lituanie, Tobiasse traversa les frontières aux grès de l’Histoire, pourchassé par les pogroms et l’Holocauste qui rattrapera sa famille dans le Paris de l’Occupation … Réchappant à la mort certaine par la grâce du destin il quitte Paris pour Nice en 1950 après avoir travaillé pour les Grands Magasins du Faubourg Saint-Honoré. Il découvre à Saint-Paul de Vence le paysage lunaire du plateau de Saint-Barnabé, au col de Vence. Ce sera une révélation : sa première toile, et la décision de se consacrer entièrement à la peinture. Depuis plus de quarante ans qu’il siège à Saint-Paul, il se souvient (n°40 & 41 – quatrième carnet) de cette fleur, soleil accroché aux remparts, vertiges troués de symboles arrachés à son passé, griffures du temps ; Saint-Paul, miracle perpétuel offert comme un souffle venu du fond des âges. Ce cantique muet couleur de braise, entre le céruse et le cinabre, les jardins d’ombre où rôdent les parfums à l’heure où les anges se posent est un hymne à la nature et à l’amour des mots. Tobiasse est un peintre poète, qui écrit sur ses dessins, qui peint sur ses écrits.
Il aura aussi offert au Cannet une merveille : la chapelle Saint-Sauveur, au fronton de laquelle une mosaïque s’organise autour d’un élément central : elle illustre la vie, la fête en fusion, la spiritualité de l’âme. Les trois pierres maîtresses de toute l’œuvre de Tobiasse.

Sanguine, lavis, encre de Chine, peintures et fusain, l’art de Tobiasse embrase les esprits et embrasse le monde : "La danse des folles" (femmes aux seins proéminents) et "La fenêtre est un miroir qui capte l’avenir" (femmes nues plantureuses) deux de ses peintures mélange les tons pour noyer la raison : tantôt rouge terre et sang, tantôt simple fusain dans l’estampe du noir et blanc cristallin et pur, Tobiasse évoque le désir piquant l’âme, ce sel qui ronge le sang comme jamais et évoque à merveille cette danse qui tord le ventre dans l’axe de la nuit. Le coït s’implante sur le papier tout en glissant vers des délices sucrés, routes veloutées qui mènent aux entrailles de la terre. Habité par ce désir immense, profond, vaste comme la mer, il conjure les absurdités du monde dans la flamboyance des couleurs.
D’une peinture d’agrégats subtilement positionnés qui viendrait se glisser entre Matisse, Picasso et Van Gogh, les œuvres de Tobiasse referment le millénaire passé, navire dans le vent déporté (n°29 – troisième carnet) vers les rives au goût de cendres trouées de mille enfers. Il fait le vœu que le prochain soit comme une flamme et un désir noyés dans les yeux d’une femme. Il aspire à l’émergence de l’art pour qu’il soit un grand jardin de mystères avec des poètes et des chimères pour garder les abords de l’Arbre de vie.

Il fume de l’herbe et se voit danser avec les bergers sous un ciel d’étoiles. A l’aube le sang est la rosée de l’innocence, le parfum des infidèles qui fera peut-être oublier les jours d’absinthe passés à sombrer au bord des falaises, peuplés de haine et de désir. L’amour avait-il disparu ? L’air avait cette touffeur d’été et mêlait une odeur de sexe libre et de femme en folie. Ses mains allaient-elles lui obéirent ? Ou bien éclateraient-elles sous le poids du remords dans le creuset de la chair des villes profanées ?
Tobiasse se questionne sans cesse dans l’air méditerranéen qui respire l’origine des mondes. Il sombre dans l’angoisse de visions qui peuplent ses nuits, dans des jouissances enragées de dessins apocalyptiques qui déchirent les corps obscènes et facétieux roulant vers des abysses torrides. Pinceau en main il peindra ses regards taillés dans l’expression de l’extase sise entre les lèvres du labyrinthe chahuté. Comme si, au détour d’une phrase, au croisement d’une voix, il écoutait le chant des dieux immobiles dans une clarté qui ne fait pas d’ombre. Et sous la symphonie des grillons la lune peint ces femmes qui ont des creux sombres et de grandes vallées silencieuses. Beauté frappée des odalisques avec leur sexe brûlant comme un volcan.

Mais il arrive que la vie ne suffit plus à remplir la vie (n°8 – troisième carnet) car le chemin est épineux, et Baudelaire appelé en renfort ne peut endiguer l’amertume de l’éternel recommencement. Les oranges n’apportent plus assez de lumière et ne parviennent plus à masquer les fleurs des ténèbres. Ainsi, faut-il toujours reprendre le même film sans savoir pourquoi. Déclin alors vers le charbon du triangle aimanté qui attire encore le regard, le désir, ce cul plus soyeux que la soie qui s’enroule autour de l’origine du monde (n°10 – troisième planche).

Tobiasse a toujours cru que l’homme remonte le fleuve pour rencontrer l’autre versant de lui-même et que les poches des poètes sont pleines de fleurs séchées. Il peint pour brûler le monde du feu salvateur de la passion dévorante qui fait oublier l’indicible ; il écrit des mots dans ses carnets qui sont des moments lumineux faits de silence et de solitude. Des mots pour énoncer le choc de l’inattendu dans un grand vacarme de couleurs, comme une vagues sémantique qui ne choisirait rien mais nommerait ce qu’il y a à voir pour que la main sache ce qu’il faut cueillir, ici-bas, pour rendre la terre habitable.

Tobiasse aurait-il un jour fait le pari de devenir fou, comme Dostoïevski, histoire de se sauver de la gangue du monde dans une pirouette, Auguste de la peinture ? On pourrait le croire en admirant son hommage à la terre où vivent les fous, ces gens [qui] longent leur propre vie sans jamais le savoir, dans la marge d’ombre qui sépare la nuit du soleil. (n°4 – quatrième carnet) Pour ce faire, Tobiasse se creuse [en lui-même] une route inconnue. Il s’apaise dans les nuits extrêmes où les ombres chaudes se font oublier … Car jamais le ciel n’avait brûlé d’une telle lumière éblouissant les yeux du monde dans un spectacle où la parole et la pierre furent le chant secret de toutes ces années ; alors seulement le peintre pourra s’éveiller et dessiner un cirque taillé dans sa propre chair pour magnifier la splendeur des possibles. Arpentant le monde dans la marge de l’ombre comme autant de fragments de vide arrachés au tout. Car leur regard est de pierre bleue.

Se penchant sur les origines, il bénit le soleil de l’enfance, période faste où les images irriguaient encore les grands silences de la jeune mémoire vierge de toute noirceur. Dans les tons sépias, cette double page (n°18 – premier carnet) évoque le minimalisme d’un temps oublié où l’envers du monde était un territoire lumineux dès lors que les chants mythiques pouvaient encore arrêter le vent qui dessinait le sable en épîtres impossibles. On croit regarder un tableau mais on y voit des incantations où l’exil apparaît comme une pierre énorme, fardeau que porte l’homme tout en entourant de son affection son fils marchant à ses côtés. L’arc-en-ciel des rêves enveloppe le rideau de la Thora dans la soif de justice qui accueille l’oiseau-prophète qui mange le miel sur les lèvres de l’amour. Ainsi évoque-t-il un peuple sans terre dans l’enfer des fous, mais comment définir le peuple juif ? L’Université hébraïque de Jérusalem
mène une enquête mondiale sur la situation démographique du peuple juif. Ce projet a-t-il un sens à la lumière de la Torah ? Où est le recensement ? où est l’état civil ? Où est le peuple ? Vaste question qui provoque encore la controverse et à laquelle Michel Louis Lévy (Co-fondateur du Cercle de Généalogie Juive) ne répond que partiellement.
Toujours est-il que n’ayant pas la réponse, l’on pourra toujours toucher du doigt un peu d’éternité l’après-midi (n°21- premier carnet) en s’adonnant à une sieste ludique et amoureuse … Et vénérer dans le miracle de l’Exode un peuple [qui a] basculé du côté du soleil jusqu’à la fin des temps (n°7 – quatrième carnet). Voici comment Tobiasse lit la mémoire dans l’écume de la vie et imprégne l’âme du folklore juif dans la trame de ses dessins.

Moments intimes faits de silence et de solitude, ces Carnets ont été écrits, griffonnés, peints aux quatre coins du monde (Saint-Paul, Venise, Jérusalem ou New York). Ils se sont remplsi à des moments inattendus, l’inspiration en vrac, en vagues. Véritable journal intime de création pure et libre, ils se sont garnis au fil des jours et des nuits, sans souci du moment et de l’heure. Cependant l’on peut noter que rien n’est écrit entre le 30 août et le 15 octobre 2001, comme si Tobiasse avait eu besoin d’une pause d’un mois pour digérer le choc du 11 septembre et ainsi le laisser de côté, lui interdire d’interférer dans son travail, dans ses pensées … et permettre à la sève de laisser le temps s’écouler sur l’autre rive de notre cœur (n°1 – cinquième carnet). Mais une lumière cachée dans un amas de cendre (n°39 – cinquième carnet) s’impose le 16 novembre 2001 pour dire ces morceaux de ciel traversés par des sanglots.

NB –
Le samedi 31 mars, de 17 à 21h, Tobiasse présentera ses carnets chez Artcurial, Hôtel Dassault, 7, rond-point des Champs-Elysées, à Paris VIII.

Theo Tobiasse, Les carnets de Saint-Paul de Vence, coffret 250 x 170, comprenant 5 volumes de 40 pages couleurs en fac-similé, reliés sur toile, Biro éditeur, mars 2007, 200,00 €
L’édition de tête est tirée à 140 exemplaires et comprend une gravure originale numérotée, Biro éditeur, mars 2007, 580,00 €