« Si ce n’est toi », Edward Bond par la Compagnie « Souviens-toi »
C’est un huis clos dans une cuisine. Le décor est minimaliste : une table, deux chaises, et une caisse en bois. Trois personnages ; : le mari, la femme et le « frère » la parcourent dans toutes ses frontières réelles, métaphoriques ou symboliques. Chaque objet est un personnage complémentaire qui n’est pas là par hasard. Tout dans cette cosmogonie a son importance, déterminante, essentielle.
La compagnie « Souviens-toi » dirigée par Dans Jost qui a eu belle idée de se réunir pour faire connaitre l’oeuvre d’Edward Bond met toute son énergie, son savoir-faire, sa détermination et sa passion au service de la pièce, le tout sous l’oeil exigeant, bienveillant et pertinent de Peter Tournier qui travaille avec les comédiens tant au niveau du corps et de l’âme des artistes.
Une époque proche. Dans un monde où le Passé a été interdit par le Pouvoir en place, un « frère » autoproclamé fait irruption dans la vie d’un couple qui ne s’aime plus, fait d’une femme sensible et triste et d’un mari autoritaire, rigoriste, réactionnaire et à la discipline militaire due à son métier et à son caractère. L’arrivée dans leur petite cuisine intime de ce frère supposé, fantasmé ou bien réel va faire exploser des équilibres familiaux et amoureux qui étaient déjà bien précaires.
La Pièce déroule dans monde oppressant, dehors il y a des ruines, des guerres réelles ou latentes, au minimum des guerres qui font froid dans le dos, des guerres froides. Chaque personnage est en quête d’amour ou d’autorité. L’écriture est dense, magique, dramatiquement d’actualité, elle joue sur nos peurs, la peur d’un après où une Dictature prendrait le pouvoir sur nos libertés individuelles, notre liberté de fraternité et d’amour. Le Mari raconte à sa femme un monde où plus rien n’est possible, où l’humain est chaque jour plus nié. Chaque objet, dans cet univers, doit rigoureusement être à sa place, sinon tout peut déraper.
Dan Jost est le mari. Tout son corps, son visage et son énergie sont au service de son rôle, il est magnifiquement ancré dans le sol avec ses rangers et son pantalon de treillis noir. Il transpire la haine que seul un pouvoir fort peut canaliser, c’est un idéologique, un serviteur aveugle d’une politique qui ne fait pas d’état d’âme. Le jeu de Dan Jost, tout en nuances du comédien force le respect. C’est la rencontre d’un talent et d’un rôle, d’un personnage, Dan Jost ne joue pas, il incarne avec une palette de jeux assez impressionnante. Capable de toutes les subtilités d’une âme humaine noire.
Nadège Renaudin est la femme, elle donne sa voix grave, belle et pleine d’émotions et toutes ses qualités de jeu sobre à ce personnage ambivalent, à la fois soumise, perdue mais aussi terriblement forte et pleine de ressources. Son courage, son humanité, sa tendresse, son intelligence et son jusqu’au boutisme sont flagrants et admirables. Nadège Renaudin impressionne par sa maitrise, son intériorité et la beauté fluide de sa relation au théâtre et à ses partenaires.
Pierre Touvet est le vrai ou faux frère qui chamboule la vie de ce couple à l’agonie et qui peut-être sera le grain de sel qui fera tout déraper. Il est le déclic, à la fois étranger et familier qui fera exploser les faux semblants du quotidien. La belle relation à l’espace, le beau visage de Pierre Touvet, en jeune premier abîmé par les épreuves, les transhumances et le déracinement font de son personnage élément clef de cette belle mécanique. Très impliqué, profond avec de belles fragilités qui donnent du sens, il apporte beaucoup à ce « frère" rêveur, tendre et touchant qui n’est pas un troisième personnage mais un héros à part entière lui aussi, rappelant par son parcours les apatrides, les migrants de toutes les histoires du monde.
Si ce n’est toi… d’Edward Bond est une pièce moderne, universelle, incroyablement percutante aux multiples reBONDissements, une pièce humaine, politique, un pamphlet d’anticipation extrêmement nourrissant et plein de sens visibles ou plus cachés. Elle fonctionne en trois tableaux, en trois actes qui au final apparaissent comme une Tragédie grecque re-visitée par le génie de cet auteur autodidacte. On ressort de ce bel ensemble bouleversé, épaté, secoué. La prise de conscience est multiple. C’est un magnifique projet avec des acteurs qui nous transportent dans un Art qui n’est pas que récréatif ou esthétique, mais aussi et surtout profondément littéraire, théâtral, social et plein d’enseignements philosophiques et éthiques pour nos vies propres. futures… A voir absolument.
"Si ce n’est toi", Edward Bond par la compagnie "Souviens-toi" avec Dan Jost, Nadège Ranaudin et Pierre Touvet. Avec la collaboration de Peter Tournier.