Fassbinder est « Baal » dans le film de Schlöndorff (1969), trop longtemps mis à l’index par la famille Brecht !

Fassbinder est « Baal » dans le film de Schlöndorff (1969), trop longtemps mis à l'index par la famille Brecht !

« Baal », réalisé en 1969 par Schlöndorff, avec un Fassbinder acteur principal qui crève l’écran, sort enfin en DVD, après un seul passage sur les petits écrans en Allemagne. Suite à l’étouffoir par la famille Brecht dont le film est inspiré de la pièce. Après forcément un gros travail de restauration, Carlotta Films le sort de l’ombre. Un film hors norme, qui plus de quarante ans plus tard sait nous émouvoir de découvrir Fassbinder, l’incarnation d’un personnage autodestructeur qui lui ressemble à s’y m’éprendre. Pour l’amour du cinéma qui épouse la littérature et ses différentes facettes en images ; le cinéma de Schlöndorff fait mouche à coup sûr !

Moi qui aime être surprise, j’ai été surprise et je dirai même plus. Je ne connaissais pas Volker Schlöndorff sous ce regard. Pour son troisième film, il s’empare de tous les concepts de liberté de mai 68 pour brandir un film vraiment décomplexé, hors des normes en vigueur, caméra à l’épaule 16mm en prise direct avec un son au naturel. Volker effectue sa mue, sa Nouvelle vague à lui ! Photographe de formation, il se dit très inspiré par Emil Nolde qui fut membre du groupe expressionniste « die Brücke / le Pont »). Volker filme à la manière de la peinture d’Emil Nolde « comme si après la guerre de 14 / 18, des obus avaient fait tout sauter des éclaboussures de sang et de couleur sur les écrans de 1919 » (Volker Schlöndorff in interview pour Carlotta Films).

Sans fausse pudeur, il s’en explique d’ailleurs dans un entretien, qu’il a accordé en février 2015 durant 46 minutes dans les suppléments du DVD, où dans un français parfait il décrypte l’histoire du film.

Pas facile l’adaptation de la pièce « Baal » du jeune Brecht âgé seulement de 19 ans. Avec pourtant, un ton, des dialogues, des ballades musicales très classiques dignes des foires en Bavière où un conteur s’accompagnait d’un orgue de barbarie pour raconter les mœurs d’une époque dévolue au crime passionnel. C’est vrai qu’au premier visionnage, j’ai été très surprise par la teneur et la qualité littéraire des dialogues, qui conversaient en poésie à travers les voix divergentes des personnages.

Fassbinder (1945 / 1982), alors âge de 24 ans a déjà tourné un premier film et se trouve à la tête d’une troupe de théâtre professionnelle, qui vit sa création en communauté au bord de l’illégalité et de façon très libre, autant dans les mœurs que dans les mélanges des substances alcoolisées ou hallucinogènes, sans gêne aucune à leurs créations révolutionnaires. Il a toujours été un bourreau de travail, capable d’écrire, de jouer une pièce tout en tournant un film comme héros et un autre film en parallèle comme metteur en scène. Il n’hésite pas se mettre à nu dans la peau d’un poète anticonformiste qui défie la société et vit comme un clochard céleste dans la campagne bavaroise. Il sévit autant dans les milieux huppés et coincés que dans les bouges et troquets entre différentes expériences sexuelles mixtes.

J’ai pensé à « Demian » le personnage du roman d’Hermann Hesse publié en 1919 (comme « Baal » écrite la même année). Il se cherche et se trouve dans la révolte pour traverser les portes du chaos et s’accomplir comme un être autonome doué de liberté.
Nuance à part, « Baal » s’active dans la contradiction. Fassbinder se révèle comme Theodor Fontane (1819/1898) auteur d’une forme de réalisme en littérature. Il transpire le même rapport conflictuel à la société. Il trouve tout odieux, corrompu, affreux. Malgré tout, il souhaiterait être accepté comme membre à part entière de cette société.
A la différence près que la pulsion du héros se transmet dans tous les pores de Fassbinder et se traduit dans une volonté délibérée d’autodestruction par l’abus d’alcool. Tout comme dans « Baal », Fassbinder aimait la vie et les femmes, même si dans les rapports amoureux, il préférait les hommes.
« Baal » déclame que « l’amour, c’est comme mordre dans une orange et boire le jus. C’est plonger son bras nu dans un étang, avec des algues entre les doigts ».

Baal partage son amour pour Ekart, un créateur d’un opéra dans sa tête qu’il tinte au diapason de sa passion créatrice. Margarethe von Trotta (future cinéaste de renom) interprète une serveuse paumée qui suit Baal dans ses pérégrinations, au point de porter son enfant, avant qu’il ne la rejette. Je comprends O combien, pourquoi Volker fut épris de cette femme sublime et si fine à tous les sens du terme et qu’il partagea avec elle la création de certains de ses films, jusqu’à ce qu’elle vole de ses propres ailes. La très jeune et superbe Hanna Schygulla apparait brièvement, comme un clin d’œil aux futures œuvres cinématographiques de Fassbinder où il lui créera des rôles à sa mesure.

Deux chaines de télévision allemandes prirent le risque de produire ce film qui s’avéra maudit, puisqu’il ne dépassa jamais le 7ème ciel des petits écrans. La veuve de Brecht, depuis son donjon communiste de Berlin Est a interdit la diffusion du film au cinéma. Volker ne mâche pas ses mots, selon lui, elle considéra son film comme une merde ! Ce fut le veuve de Fassbinder qui réussit à force de persévérance la ressortie du film.

En quoi la pièce de Brecht, dont il remit maintes fois la main à l’encrier pour la transformer, ne pouvait être mise en scène et filmée par Volker ?
Je pense que c’est surtout la figure de ce cher Fassbinder qui était visée en tant que créateur qui détestait les écoles et les modèles imposés. Comme je l’ai indiqué plus haut, il voulait être l’exemple à ne pas suivre. Il ne souhaitait pas montrer comment vivre, alors que Brecht justement voulait avoir une emprise sur l’existence des gens en rayant toute émotion et obéissant aux préceptes de la société édictées par le parti autoritaire ! Il voulait professer la conduite à imposer. En ce sens, la pièce de Brecht est d’essence intellectuelle, alors que toute l’œuvre de Fassbinder fonctionne sur l’émotionnelle et les tripes hors des normes. « Baal » est une pièce écrite sur mesure pour Fassbinder. On reconnait aussi chez les marxistes la prépondérance à présenter la relecture d’auteurs du sérail, que ce soit par exemple Marx ou Brecht en tentant d’éclipser l’œuvre de jeunesse non encore mature à la destinée de leur cause. Volker indique aussi dans son interview, qu’à cette époque Fassbinder et lui étaient entrés en osmose et se retrouveront encore sur un sujet encore plus grave touchant au terrorisme en Allemagne et l’assassinat en prison du groupe Baader Meinhof dans le film collectif, « L’Allemagne en automne » (1978). On y reconnait Fassbinder fatigué par l’existence, malade, qui se filme avec réalité sans fard et exprime sur ces sujets son opinion avec honnêteté intellectuelle. Il donne même la parole à sa mère totalement opposée à sa vision. Cette femme qui a vécu le nazisme crie tout l’inconscient d’un pays sous-jacent : « ce qui serait le mieux en ce moment, ce serait un maître autoritaire qui serait très bon, gentil et juste » !

Fassbinder a vécu, sur un tempo d’enfer une vie libre et dissolue qui se heurtait à la réalité. Il représente la parfaite exaltation dans ses travers et sa violence créatrice, au même titre que le héros Baal filmé par Volker. Personne d’autre que lui ne pouvait jouer à la perfection ce rôle.

C’est aussi pourquoi, j’ai été très émue de suivre tout au long de ce film un Fassbinder jeune entier et habité par la poésie de Brecht qu’il nous offre à partager dans le DVD. Si je devais garder qu’un seul argument en faveur de ce film (alors qu’ils sont nombreux), je choisirais celui qui vous invite à découvrir un Fassbinder étonnant, forcément dérangeant, avec sa force intérieure et sa volonté créatrice hors norme qui émulse une fulgurance de la première à la dernière image.
Bien entendu, Fassbinder solidaire, (comme ce très cher Prévert qui plaçait son frangin ou ses jeunes amies entre les mains de ses amis cinéastes), a voulu que toute sa troupe de théâtre révolutionnaire se retrouve à l’écran autour de lui.

Ce qui rajoute encore au plaisir du film, c’est le musicien compositeur de jazz Klaus Doldinger qui échappe au registre musical en rigueur chez Brecht pour nous enchanter les esgourdes, au fil des images avec aussi le son de l’harmonica improvisé dans les scènes de troquet ou cabaret.

Merci au courage visionnaire d’un Volker Schlöndorff et à l’osmose de ces deux très grands cinéastes allemands, qui se sont retrouvés dans « Baal » pour composer un film absolument surprenant et dérangeant, qui plus de quarante ans après continue de nous estomaquer. Entre le jeu d’acteur d’un Fassbinder qui retrouve son double à travers le héros et le texte de Brecht d’une force poétique de jeunesse, j’en suis sortie ébranlée et j’en redemande. La littérature, toujours la littérature, tout n’est que littérature et lumière des images. Pas vrai Volker ?

Baal de Volker Schlöndorff, 1969, 89 minutes, couleurs, nouvelle restauration, disponible pour la première fois en BLU-RAY et DVD, sur vos écrans chez vous, le 6 mai 2015, distribué par Carlotta Films

Deux suppléments :
« Le poète et le cinéaste » : Volker Schlöndorff à propos de « Baal » (46 minutes) et « Sentiment et trahison » : Christian Braad Thomsen à propos de Fassbinder et Brecht (9 minutes)