La véritable histoire de la Libération de Paris
Longtemps, les manuels d’histoire ont prétendu que la Libération de Paris a commencé le 25 août 1944. Après avoir lu le livre de la journaliste Evelyn Mesquida paru au Cherche-Midi, ils vont devoir corriger leur « erreur ». C’est en effet le 24 août 1944 que la 9ème compagnie de la 2ème division blindée du général Leclerc est entrée dans Paris par la porte d’Italie. Le capitaine Raymond Dronne était à la tête de la « Nueve », un régiment composé de républicains espagnols, dont pas mal d’anarchistes, qui espéraient finir leur lutte antifasciste à Madrid. Un espoir déçu pour ne pas dire trahi.
Impossible de parler de la Nueve sans remonter à la guerre d’Espagne, guerre civile et révolutionnaire où tout un peuple osa rêver d’un autre futur. A partir du 17 juillet 1936, date du soulèvement franquiste au Maroc, les Espagnols durent lutter pendant trente-trois mois contre le fascisme international (Hitler, Mussolini et Salazar prêtaient main au général Franco) et contre quelques faux-amis avant d’affronter l’insoutenable « Retirada », une retraite infernale qui les conduisait vers la mort (ce fut le cas notamment pour le poète Antonio Machado à Collioure) ou dans des camps de concentration français.
Après la victoire des troupes franquistes, fin janvier 1939, une effroyable fourmilière se rua vers la France. Une marée humaine qui échoua, sous la pluie ou la neige, sur des plages aujourd’hui recherchées par les estivants. Peu de vacanciers savent que les sites où ils lézardent furent d’ignobles lieux de souffrances et même les cimetières de milliers d’Espagnols victimes du froid, de la faim, de la gangrène, de la dysenterie, du désespoir. Désarmés, humiliés, parqués comme des bêtes, couverts de poux et de gale, maltraités par les tirailleurs sénégalais, les « rouges » échappaient aux balles fascistes pour connaître une nouvelle barbarie à la française dans une vingtaine de camps situés dans le sud-ouest (Argelès, Saint-Cyprien, Le Vernet, Gurs, Agde, Bram, Septfonds...). Dans son livre La Lie de la terre, Arthur Koestler écrit que le camp du Vernet où il a été emprisonné se situe « au plus haut degré de l’infamie ».
Parmi les vaincus, on comptait des nuées d’« extrémistes dangereux », c’est-à-dire des militants très politisés, des combattants aguerris et des dynamiteurs redoutables. Le camp du Vernet regroupait à lui seul 10 200 internés dont la quasi-totalité des anarchistes de la 26ème division qui a succédé à la célèbre colonne Durruti. Que faire de ce gibier de potence ? Les autorités françaises en envoyèrent bon nombre, plus de 30 000, dans une cinquantaine de camps de travail disciplinaires situés en Afrique du Nord (Relizane, Bou-Arfa, Camp Morand, Setat, Oued-Akrouch, Kenadsa, Tandara, Meridja, Djelfa...). Véritables esclaves, victimes de tortures et d’assassinats, les Espagnols construisirent des pistes d’aviation, coupèrent des forêts, participèrent à la construction de la voie ferrée transsaharienne qui devait relier l’Algérie au Niger. Les anarchistes espagnols avaient été convertis en « pionniers de cette grande œuvre humaine » comme l’annonça le journal Aujourd’hui.
L’engagement dans la Légion fut une curieuse alternative offerte aux combattants espagnols. Entre la Légion et la menace d’un retour en Espagne (où une mort certaine les attendait), le choix n’était pas simple, mais néanmoins rapide. Ceux incorporés dans le 11ème régiment se retrouvèrent ainsi sur la ligne Maginot... D’autres iront dans le 11ème bataillon de marche d’Outre-mer qui participa à la formation de la 13ème demi-brigade de la Légion étrangère qui combattit contre les Allemands dans les neiges norvégiennes avant de batailler en Libye, en Syrie, en Egypte, en Tunisie... Engagés parfois juste pour survivre ou recevoir des soins vitaux, ballottés entre les revers militaires de la France et les rivalités au sein des forces alliées, les Espagnols étaient comme des bouchons dans une mer déchaînée.
Si de nombreux Espagnols évadés des camps avaient rejoints la Résistance en France, c’est en Afrique que d’autres allaient contribuer à écrire un chapitre de l’histoire de la 2ème DB. Début 1943, après le débarquement allié en Afrique du Nord, des Espagnols libérés des camps de concentration du Sahara (majoritairement des anarcho-syndicalistes de la CNT) composèrent un bataillon de corps francs. Une autre compagnie commandée par Joseph Putz, officier français héros de 14-18 et de la guerre d’Espagne, intégra aussi d’anciens prisonniers espagnols. Ce genre d’unités de combat déplaisaient fortement à certains officiers français formatés par Vichy et fraîchement gaullistes. Après la reprise de Bizerte, où les Espagnols pénétrèrent les premiers, la presse d’Alger et les généraux américains saluaient cependant « l’habilité de ces guerriers primitifs »...
La 2ème DB vit le jour au Maroc dans la région de Skira-Temara, au sud de Rabat, le 24 août 1943. Un an après, jour pour jour, l’une ses compagnies, la Nueve, allait libérer Paris. Si Leclerc était el patron pour les Espagnols, Raymond Dronne en était el capitàn. La Nueve fut l’une des unités blindées du 3ème bataillon du régiment de marche du Tchad appelé aussi « le bataillon espagnol ». 146 hommes de la Nueve, sur 160, étaient espagnols ou d’origine hispanique. On y parlait le castillan. Les ordres étaient donnés en espagnol et même le clairon sonnait à la mode espagnole. Les anarchistes y étaient nombreux. Des hommes « difficiles et faciles » selon le capitaine Dronne. Difficiles parce qu’ils ne respectaient que les officiers respectables. Faciles parce leur engagement était total quand ils respectaient leurs officiers. Antimilitaristes, les anars étaient des guerriers expérimentés et courageux. Plus guérilleros que soldats, ils menaient une guerre très personnelle. « On avait tous l’expérience de notre guerre et on savait ce qu’il fallait faire, se souvient German Arrue, ancien des Jeunesses libertaires. On se commandait nous-mêmes. On était une compagnie de choc et on avait tous l’expérience d’une guerre dure. Les Allemands le savaient... »
Autre originalité, les Espagnols ont baptisé leurs half-tracks avec les noms de batailles de la guerre d’Espagne : Guadalajara, Brunete, Teruel, Ebro, Santander, Guernica. Pour éviter les querelles, les noms de personnalités avaient été interdits. Par dépit et dérision, des anarchistes qui souhaitaient honoré Buenaventura Durruti, grande figure de la CNT et de la FAI, avaient alors baptisé leur blindé Les Pingouins. D’autres encore s’appelaient Don Quichotte ou España Cani (Espagne Gitane). Raymond Dronne ne fut pas en reste quand il fit peindre sur sa jeep un joli Mort aux cons.
« A la playa ! A la playa ! » Avec un humour noir datant des camps de concentration de 1939, les Espagnols plaisantaient en mer avant de débarquer dans la nuit du 31 juillet au 1er août près de Sainte-Mère-Eglise. La division Leclerc était la première troupe française a mettre les pieds en France depuis quatre ans. Zigzaguant entre les positions nazies, la 2ème DB avala les kilomètres d’Avranches au Mans. Avançant cachée dans des chemins discrets et des sentiers touffus, la Nueve roulait vers Alençon en combattant et capturant de nombreux Allemands (qu’ils donnaient aux Américains contre de l’essence, des bottes, des mitrailleuses ou des motos selon le nombre et le grade des ennemis). La bataille de Normandie passa par Ecouché. Les Espagnols fonçaient « comme des diables » sur les soldats des 2ème et 9ème panzerdivisions. Plus drôle, le capitaine Dronne mentionne une anecdote amusante dans ses mémoires. Les anarchistes et autres anticléricaux se cotisèrent pour que le prêtre du coin puisse se racheter une statue du Sacré-Cœur. La sienne n’avait pas survécu aux combats. La statue achetée avec l’argent des bouffeurs de curés est restée en place jusqu’en 1985.
Contrariant les plans américains, Leclerc décida, le 21 août, de lancer ses troupes sur Paris. De Gaulle approuva immédiatement. Le 23 à l’aube, la division se mettait en route avec le régiment du Tchad en tête et la Nueve en première ligne. Le 24 au matin, sous la pluie, les défenses extérieures de Paris étaient atteintes. Les combats contre les canons allemands furent apocalyptiques. Parallèlement, Dronne mettait le cap sur le cœur de la capitale par la porte d’Italie. La Nueve arrivera place de l’Hôtel-de-Ville vers 20 heures. Le lieutenant Amado Granell, ex-capitaine de la Colonne de fer, fut le premier officier « français » reçu par le Conseil national de la résistance. Georges Bidault, président du conseil, posa avec lui pour la seule photo que l’on connaisse de ce moment historique. Le journal Libération la publia le 25 août.
« C’est les Français ! » criaient les Parisiens. Quand la rumeur annonça qu’il s’agissait en fait d’Espagnols, de nombreux compatriotes accoururent. Plus de 4 000 Espagnols engagés dans la résistance intérieure participèrent à l’insurrection parisienne. La nuit fut gaie. Dronne s’endormit bercé par les hymnes républicains. « Quelle joie pour ces Espagnols combattants de la liberté ! », écrivit-il plus tard.
Plus de 20 000 Allemands bien armés occupaient encore Paris. Leclerc et son état-major entrèrent par la porte d’Orléans où l’accueillit une délégation des Forces françaises de l’intérieur. Le général de Gaulle l’attendait gare Montparnasse. Le nettoyage n’était pas terminé. Une colonne de la Nueve fut chargée de déloger les Allemands d’un central téléphonique. Appuyée par la Résistance, la 2ème DB partit combattre autour de l’Opéra, de l’hôtel Meurice, des jardins du Luxembourg, de l’école militaire... Le 25 août au matin, un résistant espagnol, Julio Hernandez, déployait le drapeau républicain, rouge, jaune et violet sur le consulat d’Espagne. Il fut moins facile d’abattre les forces d’élite allemandes qui défendaient l’hôtel Meurice. Ce sont encore des Espagnols, Antonio Gutiérrez, Antonio Navarro et Francisco Sanchez, qui partirent à l’assaut des lieux avec grenades et mitraillettes. Il désarmèrent le général Dietrich von Choltitz, gouverneur militaire de Paris, et son état-major.
Le 26 août, la Nueve fut salué par de Gaulle et reçut les honneurs militaires. Au risque de déplaire à de nombreux soldats français, de Gaulle chargea la Nueve de le couvrir jusqu’à Notre-Dame. Précaution utile pour éliminer les miliciens qui tiraient lâchement sur la foule en liesse. De Gaulle et Leclerc furent également protégés par la Nueve dans la cathédrale même. Des tireurs isolés y sévissaient. Amado Granel ouvrait la marche dans une grosse cylindrée prise à un général allemand. Curieuse escorte que ces half-tracks nommés Guernica, Teruel, Résistance et Guadalajara qui arboraient côte à côte drapeaux français et drapeaux républicains espagnols... Un autre drapeau républicain, de plus de vingt mètres de long celui-là, fut déployé à leur passage par des Espagnols, hommes, femmes et enfants, survoltés.
Après un temps de repos dans le bois de Boulogne où les combattants reçurent la visite de Federica Montseny (militante CNT et ancienne ministre de la Santé du gouvernement républicain), de camarades anarcho-syndicalistes, mais aussi d’admiratrices..., le moment de repartir vint le 8 septembre. De nouveaux volontaires, dont des Espagnols de la Résistance, s’étaient engagés dans les troupes de Leclerc pour continuer le combat, mais une page se tournait. Les Espagnols reçurent l’ordre d’enlever leurs drapeaux des half-tracks désormais légendaires.
Avant d’arriver au QG d’Hitler, à Berchtesgaden, la Nueve traversa des batailles épiques dans des conditions souvent extrêmes à Andelot, Dompaire, Châtel, Xaffévillers, Vacqueville, Strasbourg, Chateauroux... Les Allemands subirent de gros revers, mais les pertes humaines étaient aussi importantes chez les Espagnols. « On a toujours été de la chair à canon, un bataillon de choc, soutient Rafael Gomez. On était toujours en première ligne de feu, tâchant de ne pas reculer, de nous cramponner au maximum. C’était une question d’honneur. » Question de revanche aussi contre les nazis qui ont martyrisé le peuple espagnol et déporté des milliers de républicains à Buchenwald et à Mauthausen.
Vainqueurs d’une course contre les Américains, les Français, dont des combattants de la Nueve, investirent les premiers le « nid d’aigle » d’Hitler le 5 mai. Après avoir mis hors d’état de nuire les derniers très jeunes nazis qui défendaient la place jusqu’à la mort, officiers et soldats burent du champagne dans des coupes gravées « A H ». Les soldats glanèrent quelques souvenirs (jeu d’échecs, livres anciens, cristallerie, argenterie...) qui améliorèrent ensuite un ordinaire parfois difficile. Les médailles pleuvaient pour les Espagnols rescapés, mais la victoire était amère. Les projets de ces révolutionnaires internationalistes ne se limitaient pas à la libération de la France. « La guerre s’est arrêtée malheureusement, regrettait encore, en 1998, Manuel Lozano, anciens des Jeunesses libertaires. Nous, on attendait de l’aide pour continuer le combat et libérer l’Espagne. »
Le livre d’Evelyn Mesquida, enfin traduit en français par le chanteur libertaire Serge Utge-Royo, est étayé par de nombreuses références historiques, mais aussi par les témoignages des derniers héros de la Nueve recueillis entre 1998 et 2006. Ce qui donne un relief et un souffle extraordinaires. Evadés des camps de concentration, déserteurs de la Légion, anciens des corps francs..., chacun avait un parcours singulier. Antifascistes viscéraux, tous étaient pressés d’aller régler son compte à Franco. « Il y a eu des Espagnols si désespérés de voir que l’aide ne venait pas qu’ils en ont perdu la tête et sont partis vers la frontière, sans vouloir en écouter davantage... Ils sont tous morts », explique Fermin Pujol, ancien de la colonne Durruti et de la 26ème division. Amado Granell, le premier soldat français reçu à Paris, retourna clandestinement en Espagne en 1952. Il mourut à 71 ans dans un accident de la route près de Valence. Dans son journal, le capitaine Dronne écrit qu’on aurait trouvé des traces de balles sur la voiture...
Les manuels scolaires ont gommé la présence des Espagnols dans la Résistance ou dans les forces alliées et de nombreuses personnes s’étonnent d’apprendre que des républicains espagnols, dont nombre d’anarchistes, ont joué un rôle important dans la lutte contre les nazis et la libération de Paris. Comment s’est opérée cette amnésie générale sur fond de patriotisme véreux ? Dans la préface de l’ouvrage, Jorge Semprun, ancien résistant communiste déporté et ancien ministre de la Culture espagnol, l’explique. « Dans les discours de la Libération, entre 1944 et 1945, des centaines de références furent publiées sur l’importance de la participation espagnole. Mais peu après, à la suite de la défaite allemande et la libération de la France, apparut tout de suite la volonté de franciser – ou nationaliser – le combat de ces hommes, de ceux qui luttèrent au sein des armées alliées comme au sein de la Résistance. Ce fut une opération politique consciente et volontaire de la part des autorités gaullistes et, dans le même temps, des dirigeants du Parti communiste français. Quand arriva le moment de réécrire l’histoire française de la guerre, l’alliance communistes-gaullistes fonctionna de façon impeccable. »
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Luis Royo est le seul membre de la Nueve a avoir reçu un hommage officiel de la mairie de Paris et du gouvernement espagnol en 2004 à l’occasion de la pause d’une plaque sur le quai Henri-IV près de l’Hôtel-de-Ville. En 2011, surveillés de près par la police, une poignée d’ami-e-s de la république espagnole, dont Evelyn Mesquida, s’est regroupée dans l’indifférence quasi-générale lors de la commémoration de la libération de Paris.
« Avec l’histoire de la Nueve, on possède un thème de grand film », affirme Jorge Semprun. Assurément. Le plus bel hommage que l’on pourrait rendre aux milliers d’Espagnols combattants de la liberté serait surtout de poursuivre leur lutte pour un autre futur.
Evelyn Mesquida, La Nueve – 24 août 1944, ces Républicains espagnols qui ont libéré Paris. Traduction de Serge Utge-Royo. 16 pages de photos. Collection Document, éditions du Cherche-Midi, 384 pages. 18€.
Une conférence d’Evelyn Mesquida à la librairie espagnole de Paris (2008).
Images de l’hommage rendu en août 2011 avec une version espagnole de La Marseillaise.
Pour aller plus loin :
Le site du chanteur libertaire Serge Utge-Royo, traducteur du livre d’Evelyn Mesquida.