« Duras, toujours »

« Duras, toujours »

On m’a offert un livre. C’est à répéter et à redire : j’aime que l’on m’offre des mots, des livres. Ils viennent à la rencontre des autres, ceux qui tapissent tables basses et hautes et bureau, le sol, mon lit, bar américain, et sofas, partout où je vis et travaille et mange et bois, et fais l’amour. Des livres partout autour de moi.

Ce livre-là me touche : il s’intitule « Duras, toujours », et la main qui me l’offre est blonde, fraîche et douce. Un livre sur Duras dans une main ainsi ouverte, c’est à prendre et à aimer, à toucher et à tenir sur soi, en soi, contre soi. C’est un livre que l’on garde pour soi. Il y en avait beaucoup, partout, tout autour aussi. C’est ce livre-là que j’ai choisi.

L’intérieur parle d’écriture. L’acte, et le contenu. Ce qui est dans l’esprit et dans l’objet, dans l’imaginaire et dans le texte, qui reproduit le geste créatif, dans le sens des choses. Le regard de Duras. Celle qui a repoussé son nom « Donnadieu », « donné à Dieu », celle qui ne pouvait se donner qu’à une seule. Pas à Dieu, mais à l’écriture, ce sacerdoce. Rodin sculpte « La main de Dieu » ou du créateur. C’est idem. Duras a voué sa vie.
En ce sens, les pauvres amours trompées de ses textes -ces époux aimés parce que trompés- gagnent en valeur. Ils ont permis à Duras d’être ce qu’elle est, on les aime, nous aussi.
Chez Duras, nous dit Dominique Noguez, infinies déclinaisons de l’amour. Toutes les formes. En commençant par le manque. Le trauma. La blessure d’amour. Ce début-là inspire-t-il toutes les autres ? Possible, nous dirait la psychanalyse. Chez Duras, donc, il y a : l’absence d’amour et l’amour à distance, l’au-delà de l’amour, l’amour en rêves ou en fantasmes, l’amour « border line », en marge. L’amour fou. Criminel. D’un côté il y a cette idée de Duras qui écrirait selon toutes les modalités y compris l’amour chaste, et de l’autre cette affirmation : Duras est l’auteur génial de « l’amour libre » et de la « libération sexuelle ». J’essaie de suivre.
Le livre nous parle aussi avec plaisir de Colette et de Sagan, qui seraient les opposées de Duras. Colette, parce que trop équilibrée, en bonne santé et joyeuse de vivre, et Sagan, farouche, peu sûre d’elle, timide. Duras, donc, l’intellectuelle, serait l’égocentrique, l’orgueilleuse. Cette incarnation du génie, soucieuse de dénoncer les injustices sociales et autres, serait la « mal aimée » sur qui se déversent toutes les haines. Ah bon ? Et pourtant, lorsque j’évoque mon admiration pour elle, on acquiesce. Il me semble que dans les imaginaires, Duras est celle qui s’accroche et qui reste. Oublie-t-on qu’elle a plaidé la cause des pauvres et des opprimés, et qu’en cela elle n’est pas l’intello vaniteuse centrée sur elle-même que l’on croit ? De toutes façons, il me semble que dans l’acte de donner à lire à un public, dans cette prise de risques, il y a forcément un acte d’amour, une forme de quête.
Et puis, dans le livre de Dominique Noguez, il y a cette idée qu’un véritable écrivain est celui qui prend un plaisir intellectuel à mettre en mots les émotions, mais aussi un plaisir à créer des êtres de fiction, car c’est cela qui permet de voir loin. Vision par biais imaginaire. Duras mangerait plutôt de ce pain-là. Ah bon ? Dans mon esprit -mais peut-être n’y suis-je pas ?-, Duras serait plutôt la reine des personnages blancs, à quoi peu de choses se rattachent... L’auteur de ce livre sur Duras doit douter, car il se reprend : Duras, c’est effectivement le « rien », un « nihilisme dépressif, ascétique lié au désespoir », un « dépouillement abstractif », « lapidaire, lacunaire, elliptique, hyperconcis ». Une désolation.. Un dépeuplement, une destruction. Que de préfixes privatifs ! Qui tranchent avec cet usage de l’hyperbole et des superlatifs, des superfétations, avec ces phrases à rallonge... Et si l’écriture de Duras, c’était l’épure, soit la blancheur, la pureté, l’ellipse, et non le triste et l’obscur ? Et puis, dans les textes durassiens, c’est bien la puissance métaphorique qui donne naissance aux images abstraites, voire « surréalistes » ? J’ai toujours quelques difficultés à suivre, vous aussi ? Viviane Forrester raconte dans son Journal qu’elle a interviewé Duras. Ce jour-là, semble-t-il, elle était d’une modestie maladive. Alors, qui et que croire ?

Tout le monde, naturellement. Duras et Dominique Noguez, qui la ranime en parlant d’elle. Duras vivante. Car finalement, de savoir si elle était vraiment celle que l’on imagine, et si son style était clair ou obscur, et si sa vie l’était, et si elle a défendu la cause des femmes ou aimé les hommes, ou les deux, cela importe peu. Ce qui nous touche et que nous aimons, c’est que Noguez parle d’elle. Et qu’il nous la raconte avec ses mots et ses doutes. Qui n’est pas frappé d’ambiguïté, c’est-à-dire par une forme de curiosité insatiable qui prend valeur d’errances ? Qui ne devient pas modeste par ses incertitudes, ses craintes, ses flottements ? Tout cela me donne envie de serrer le livre et d’embrasser Duras et de remercier la main qui me l’a offert et de l’étreindre, d’y emmêler mes doigts, d’y apposer mes lèvres. Sur elle ma bouche tout entière.

« Duras, toujours », Dominique Noguez, Essai, Actes Sud 2009