Un commissaire qui a de la plume...

Un commissaire qui a de la plume...

Dans les marges et les pages blanches d’un recueil officiel, le commissaire Adolphe Gronfier a constitué son propre dictionnaire, sidérant de réalisme. Ce Dictionnaire de la racaille constitue un document saisissant sur les bas-fonds de Paris et leur faune à la fin du XIXe siècle…

L’Interview :

Thierry de Fages : L’histoire de ce manuscrit resté inédit pendant plus d’un siècle s’avère fort curieuse. Pouvez-vous nous la raconter ?

Bruno Fuligni : Le commissaire Gronfier (1846-1893) n’a rien publié de son vivant. Il serait complètement oublié sans la découverte faite par le romancier Hervé Jubert, dans une brocante parisienne : un Dictionnaire de police imprimé dans les pages duquel Adolphe Gronfier a ajouté à la main le fruit de ses observations. Hervé Jubert a d’abord utilisé ces notes comme source documentaire pour ses romans, puis il me les a montrées et nous sommes vite tombés d’accord sur l’intérêt d’une édition intégrale de ce témoignage inédit.

Ce commissaire de police, sans être un rebelle, paraît atypique. Sa hiérarchie le réprimande…

Bruno Fuligni : Fils et petit-fils de commissaires de police de la Ville de Paris, Adolphe Gronfier entre très jeune dans la profession, par tradition familiale. Mais il n’a guère la vocation. Bachelier, à une époque où quatre mille baccalauréats seulement sont décernés chaque année en France, c’est un artiste et un contemplatif qui va bientôt déserter son commissariat. On trouve dans son dossier administratif des plaintes d’administrés et une enquête sur son compte. Gronfier n’est pas un « grand flic », il n’arrête pas d’assassins célèbres, mais il a le goût de la rue et, très observateur, nous décrit les mille et un petits trafics du Paris canaille…

Qu’est-ce qui pousse donc ce fonctionnaire à écrire inlassablement durant ses heures de service tout ce qu’il peut observer dans l’exercice de son métier ? Attitude d’autant plus singulière qu’elle ne semble pas s’inscrire dans un désir de publication…

Bruno Fuligni : Mort à quarante-sept ans d’une maladie respiratoire, Gronfier a emporté son secret avec lui. Comptait-il publier son dictionnaire à l’âge de la retraite ? Je n’y crois pas, il écrit de manière gratuite, pour se faire plaisir, avec des moment de grâce – quand il décrit les fêtes foraines, les trucs des mendiants ou brosse le portrait du député Rigobert Casseneuil. Mais son témoignage, d’une grande précision, n’en a pas moins un grand intérêt pour tous ceux qui aiment le Paris d’autrefois et l’histoire sociale.

Ce Dictionnaire aux accents souvent drôles n’est-il pas une façon, pour le policier observateur et avide de témoigner, de s’inscrire pleinement dans une période intellectuelle (positivisme, naturalisme…), assoiffée de précision ?

Bruno Fuligni : Gronfier ne revendique pas de telles influences intellectuelles, mais en homme de son temps, il est en effet influencé par elles et suit, sans peut-être s’en rendre compte, une démarche scientifique. Il y a de l’anthropologue en ce commissaire, qui observe, classe, analyse avec très peu de jugements de valeur et cherche à dégager des lois générales. Le miracle, c’est qu’il y parvient sans sacrifier l’anecdote, le pittoresque, de sorte que son dictionnaire tient aussi du récit de voyage – un voyage à travers les bas-fonds.

Parfois dans la narration des faits, la prose – poétique – de Gronfier fait songer à celle d’un émule de Zola ou Goncourt, comme à « Foire au pain d’épices »…

Bruno Fuligni : L’influence du naturalisme est sensible, mais elle se mêle aux réminiscences du roman-feuilleton et n’exclut pas de petites pointes d’humour perfide. Il s’agit bien d’une œuvre, très singulière, et non d’un simple document d’histoire.

Il fait revivre également de pittoresques et surprenants métiers comme les « Crieurs », les « Lutteurs », et les « Désinfecteurs »…

Bruno Fuligni : Il nous montre aussi la « Halle aux faits-divers », les « fabriques de culs-de-jatte », la « femme-boîte-aux-lettres », les « rastaquouères pour femmes », sans oublier l’univers des tricheurs professionnels qui grappillent quelques sous au bonneteau, à la « bourguignotte » ou à la « boule orientale »…

« Mendicité » est un petit morceau d’anthologie à lui tout seul. Quant au « tricorne des Gendarmes », il nous replonge dans le monde d’Ubu !

Bruno Fuligni : Ce sont quelques-uns de ces moments de grâce. Référence pour référence, Gronfier me fait penser à un Bouvard qui n’aurait pas rencontré son Pécuchet. Il écrit, dans son coin, avec une volonté encyclopédique, bizarrement appliqué à un sujet qui ne s’y prêtait guère à l’époque. Car il est mort huit ans trop tôt, avant que les amours de Casque d’Or mettent les « apaches » à la mode.

La publication de ce riche document a-t-elle contribué à transmettre des informations inédites sur le fonctionnement de la police au XIXe siècle ?

Bruno Fuligni : Sur la police, on trouve en effet des informations précieuses, par exemple sur la manière dont sont traités les suspects amenés au Dépôt, mais le vrai sujet de Gronfier, c’est la rue parisienne, sa dureté, ses ruses misérables, sa population de parias et de gagne-petit. Il s’agit d’une source totalement nouvelle sur un univers qui a presque disparu.

Dictionnaire de la racaille, le manuscrit secret d’un commissaire de police parisien au XIXe siècle, Adolphe Gronfier, présentation de Bruno Fuligni, éditions Horay, collection « Cabinet de curiosité(s) »,340 pages, 2010
Prix : 19 euros

Bruno Fuligni dédicacera La police des écrivains (essai) le vendredi 18 mars de 15 h à 16 h (stand Horay S12) au Salon du Livre

www.horay-editeur.fr