Une leçon de théâtre

Une leçon de théâtre

Le Petit Théâtre Odyssée – L’Escale de Levallois-Perret a accueilli du 28 septembre au 2 octobre un projet
ambitieux, proposé par la jeune Compagnie Orange Bleu, La leçon d’Eugène Ionesco. Le texte est célèbre, et a
connu nombre de productions couronnées de succès, mais pour autant, il ne saurait être rangé au nombre des
classiques dont on sait comment les prendre. Peut-être plus encore que Rhinocéros ou La cantatrice chauve, autres
succès populaires de Ionesco, La leçon résiste, et continue de poser, tant aux artistes qu’au public, des questions
qui demeurent sans réponse. Le texte présente sans cesse le risque de perdre le public dans un travail sur le
langage particulièrement exigeant, et de le noyer dans un travail sur l’absurde que la montée de l’énergie vient
recadrer dans une issue violente.

La difficulté était encore accrue par la décision du maître d’oeuvre, Ivan Magrin-Chagnolleau, d’endosser la double
charge de metteur en scène et d’acteur, dans le rôle écrasant et exigeant du professeur. Une difficulté
supplémentaire, commune à bien des jeunes compagnies, était le budget modeste dont la Compagnie Orange Bleu
disposait pour monter ce projet.

L’audience était un bon test pour cette réalisation, puisque le public se composait de gens d’horizons différents, et de
toutes les tranches d’âge, « de 7 à 77 ans », critère par lequel Hergé revendiquait le statut d’artiste populaire.

La
réaction du public a unanimement sanctionné le succès de l’entreprise. Non seulement les applaudissements ont été
chaleureux à l’issue du spectacle, mais les ressorts comiques de la pièce ont été mis en évidence de façon
parfaitement lisible, et ponctués de réactions joyeuses dans la salle.
Et il faut se réjouir qu’un texte aussi difficile puisse toucher un public large, servi par un travail soigné et cohérent, à
tous les niveaux. La mise en scène, reposant, on l’a dit, sur des moyens modestes (d’ailleurs envisagés par l’auteur
comme une possibilité souhaitable) était servie par des éclairages sobres et bien équilibrés, par moments très
poétiques (la fenêtre qui apparaît quand le professeur et l’élève évoquent le temps qu’il fait était particulièrement
réussie), créés et réalisés de façon impeccable par Olivier Horn. Les décors se réduisaient à une table et trois
chaises, la scène étant délimitée par des rideaux noirs. Le tableau du professeur et le couteau fatal demeuraient
imaginaires, mais tout le monde les voyait, tant ils étaient parfaitement intégrés par les acteurs. Au contraire, l’élève
déballait quelques accessoires (cartable, cahiers, équerre, trousse, crayons), ce qui créait, de ce point de vue, un
intéressant choix à deux vitesses. Les costumes, élaborés par les acteurs, avec les conseils de Catherine Gargat,
qui a également créé de magnifiques coiffures et maquillages, étaient parfaitement efficaces.

Ces données techniques étaient exploitées avec habileté par l’équipe artistique, et c’est déjà un premier signe de
qualité de la mise en scène. Le costume de la bonne, Marie, dont les apparitions provoquaient toutes une sensation,
un frisson, entre l’hilarité et le saisissement (Marie Mantacheff), était aussi drôle que symbolique : sa robe était un
assemblage de torchons, dont elle avait soin de se servir dans des positions variées, se livrant même, à la fin de la
pièce, à une danse du postérieur sur le sol, pour essuyer les traces de sang.

Le costume de l’élève aidait à
construire le personnage de la jeune fille sous laquelle se dessine une femme en devenir, suffisamment troublante
pour faire perdre au professeur son contrôle. Le professeur, enfin, apparaissait dans un costume un peu trop étroit et
trop court pour lui, presque raide, dont Ivan Magrin-Chagnolleau jouait avec une diabolique efficacité pour créer une
épaisseur physique ambiguë et déconcertante à son personnage.
Il faut souligner, dans l’interprétation, l’excellente communication entre les trois personnages, qui associaient des
qualités et des formations diverses à l’unisson d’une conception qu’ils avaient à coeur de défendre.

Cette
communication servait indéniablement le texte, et c’était une fête de voir le mot circuler entre eux, et sortir victorieux,
avec les rires du public, d’une manière qui n’est pas sans évoquer le travail d’orfèvre et de comique du regretté
Raymond Devos, lui-même apôtre de l’absurde. Les personnages étaient ajustés avec beaucoup de finesse.

Il faut
saluer l’investissement d’Amélina Limousin dans le rôle de l’élève, particulièrement difficile, plongé dans l’enfance,
tout en évoquant une sensualité jamais assumée au premier degré, au contraire de la Lolita de Nabokov. Sa manière
d’explorer tous les éléments à sa disposition (l’équerre, les crayons, l’écharpe, le cartable, l’espace scénique), et de
donner vie à sa jeune fille, sur scène, était tout simplement confondante, et troublerait tous les professeurs. Il faut
admirer la gradation par laquelle elle passe du statut de jeune fille polie à celui d’élève rebelle et récalcitrante.
Il faut dire que la leçon du professeur est déroutante. C’est la principale difficulté du texte : le personnage de l’élève
est cohérent et plausible, mais celui du professeur pratique des trouées dans l’absurde qui sont doublement difficiles
à défendre, en tant que telles, et par rapport au personnage plus « normatif » de l’élève. Le contenu de son
enseignement bascule très rapidement dans une interrogation sur le fond même de la relation pédagogique, qui
aboutit, en somme, à son impossibilité.

Le professeur ne peut, d’ailleurs, que souligner, à plusieurs reprises,
l’inefficacité de son approche. Mais, tant dans les mathématiques que dans les langues, le contenu de son
enseignement est volontairement intransmissible, ce qui constitue la principale difficulté pour faire passer le texte, et
qui pose les principales questions théâtrales. Le travail de composition d’Ivan Magrin-Chagnolleau était à cet égard
particulièrement habile. L’apparition du personnage, dans une lumière sombre, et graduellement plus claire, était
nimbée de mystère, absolument étrange, de sorte qu’on ne pouvait lui donner d’âge, lui prêter d’intention, ni presque,
lui supposer de sexe. De ce point de vue, la transformation, jusqu’au meurtre final, présenté de dos, et disposé
scéniquement, et joué, comme un acte sexuel, s’opérait par de subtiles gradations, qui allaient des jeux de regards
aux silences, aux insinuations, et à toute la gamme des rapports de force. Le personnage prenait de l’épaisseur, peu
à peu, vocalement, physiquement, et semblait par moments oublier sa pesanteur et son inertie initiales, tout en
demeurant cohérent. Ce travail relève, à coup sûr, d’une préparation minutieuse, sans doute due à la formation
américaine de l’acteur. Le personnage devenait magnétique, quand, après le meurtre, il ôtait sa perruque,
apparaissant dans une véritable minéralité, sur le fond de laquelle se dessinait un petit garçon coupable, soucieux de
retrouver l’affection de la bonne. Peut-être pourrait-on souhaiter une plus grande explosion de violence à la fin, et un
travail allant dans d’autres directions, sur les répétitions quasi-obsessionnelles du texte, mais la cohérence était
maintenue avec fermeté.

La qualité du spectacle se retrouvait dans de petits détails de finition, comme la gestion du début et de la fin, qui
bouclaient la boucle avec une parfaite sobriété d’effets, puisque le public comprenait, à l’issue du spectacle, en les
ré-entendant, éclairés par le contexte de la pièce, la signification des coups de marteau du début. L’entrée suggérée
d’une nouvelle élève se faisait avec une parfaite économie de moyens.
La note d’intention du metteur en scène envisageait de souligner en quoi cette pièce évoquait les univers totalitaires,
et le risque inévitable des relations de pouvoir dans le rapport interpersonnel. Il nous semble que la réalisation
obtenue par l’équipe dépasse ce projet initial et parvient, heureusement, à évoquer l’aporie, le « non-lieu » (Utopia)
de l’absurde d’une manière accessible à tous, ce qui n’est pas un mince mérite !

Voilà un spectacle de qualité dont le budget reste à la portée de toutes les salles de spectacles, et a le mérite de
toucher tous les publics, malgré son exigence de départ. C’est en tout cas l’avenir que nous souhaitons à cette
remarquable équipe !