Entretien avec l’écrivain Vénus Khoury-Ghata

Entretien avec l'écrivain Vénus Khoury-Ghata

"Ma liberté consiste à écrire ce que je veux sans le poids d’une
serrure". Rodica Draghincescu s’’entretient avec Vénus Khoury-Ghata nominée au Prix Nobel.

RD : - Vénus Khoury-Ghata, romancière-poétesse libanaise d’expression
française, lauréate de nombreux prix littéraires, l’un plus important que l’autre,
plusieurs fois nominée au Prix Nobel de littérature. Et j’y rajouterais, volontiers :
« Vénus Khoury-Ghata, féminité entre ciel et terre ».

Votre oeuvre se situe majestueusement au confluent de l’Orient et de l’Occident.
Qualité, poésie et beauté se conjuguent avec un immense talent littéraire.

A l’écart des modes, votre écriture, que ce soit celle des romans ou celle de la
poésie, enjolive la tristesse de nos paysages /visages humains, foisonnant entre
rêve et cauchemar. Madame Khoury-Ghata, d’où provient cette force créatrice ?
Qui vous l’a transmise ou qui l’a révélée ? Et pas dernièrement, qui est-ce qui vous
a appris à maîtriser si bien la plume de la sublimation ? Pourriez-vous nous dévoiler
les mystères de votre univers imaginaire ? Parlez-nous, s’il vous plaît, de vos
premiers pas dans le monde des métaphores …

VKG :- Tout m’a été offert par mon frère, coeur de poète, enterré à l’âge de 22 ans
dans un asile psychiatrique. En fait, j’ai commencé à écrire à sa place quand une
lobotomie l’avait privé de son intelligence. J’ai essayé d’écrire avec son style, sur son
cahier, en pensant à lui. J’avais seulement 17 ans.

RD :- Votre poésie et votre prose sont étranges et belles. Depuis quand date
cette beauté stylistiquement certaine ? Depuis votre début déjà ? Ou peut-être vous
a-t-elle rejoint plus tard ?

VKG : - Il s’agit d’une recherche de la beauté. Sa poursuite me vient de la poésie
arabe qui contrairement à la poésie occidentale et surtout française, ne s’est jamais
complu dans le laid ou dans le sordide. La langue française, si riche de Rabelais,
marquant de jour en jour plus de place pour l’émotion. La poésie française tord le
cou aux métaphores et aux adjectifs considérés comme des politesses décoratives.

RD : - Aviez-vous pendant votre jeunesse, des modèles, des auteurs préférés ?
Des « amours » livresques ?

VKG : - Oui, bien sûr. Rimbaud, Baudelaire, Supervielle, Schéhadé et la poésie
arabe. D’autres écrivains préférés (les romanciers) viennent d’ailleurs : Faulkner,
Beckett, Garcia Marquez, etc.

RD : - Votre oeuvre témoigne de votre attachement à votre pays natal. La charge
émotionnelle est omniprésente. Dans votre écriture, chère Vénus Khoury-Ghata,
les mots accouchent des corps et des légendes. Croyez-vous que le courage, la force
et l’originalité de votre plume sont dus à votre départ du Liban ? Que doit votre
consécration à votre pays d’origine ?

VKG :- Un proverbe arabe dit : La lune n’est belle que vue de loin. J’ai aimé mon Pays,
j’ai aimé sa beauté. Une fois en exil, sa beauté m’a accompagnée partout. Ecrire
pour moi signifie en quelque sorte raconter ce pays, reconstruire ce territoire
intérieur, faire revivre sur la page blanche ce territoire sentimental. Il est présent
dans mes rêves. Je m’abrite souvent derrière cette feuille blanche, comme derrière
un barbelé pour me protéger des bombardements. Emotions intenses. Souvenirs
depuis que mon pays natal était en guerre.

RD : Le conte du corps féminin marque votre écriture d’une façon particulière.
Descriptions et sentiments, faits bouleversants, images et mélodies intérieures,
amours et révoltes, profondeurs et ferveurs, votre style est unique et il se
différencie de la littérature traditionnelle orientale. Vous écrivez au pinceau bien
aiguisé ou j’oserais un peu plus : « au coeur bien haut et aiguisé, tel une paroi bien
verticale ».

VKG :- C’est la langue française qui s’est installée avec le temps et qui m’a appris à
écrire d’une façon plus organisée.

RD : - Ecriture d’une femme qui sait être femme jusqu’au bout de ses ongles et
écrire avec, s’il le faut. Qui cherchez-vous à travers l’écrit ? Quel serait le mot parmi
les autres mots de votre univers intime que vous essayez d’approcher ? Maison ?
Femme ? Enfance ? Langue ? Exil ? Bonheur ? Malheur ? Comment vous rapportez-
vous à ce petit lexique des battements cardiaques (pulsations) par unité de temps
sentimental ?

VKG : - J’ai écrit et publié 20 recueils de poésie, livres où il y a beaucoup de
sentiments. J’ai écrit et publié 21 romans (éditions Flammarion, Actes Sud, Mercure
de France et autres). Oui, vous avez raison, il y a toujours quelque part dans ces
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écritures des mots-clés : « maison », « enfant », « langue », parce que je suis en deuil
de mon cher pays, et que j’ai perdu aussi mon mari mort jeune et que mes enfants
grandis sont eux-aussi partis. J’écris le manque. Sur ce manque. En manque.

RD : - Vous racontez souvent des histoires inspirées par des moments réels, par
des situations et des données réelles. Souvent, vous devenez porte parleur d’une
victime, d’une souffrance. Comme dans l’excellent roman : « Sept pierres pour la
femme adultère », Mercure de France, 2007. Un roman choc. Un roman
époustouflant. L’histoire d’une femme condamnée à être lapidée après avoir été
violée. Que ressentez-vous durant l’écriture d’un tel livre ?

VKG : - J’y reviens avec grande rage, rage qui m’a habitée longtemps. J’ai frôlé un
lieu de lapidation. C’est douloureux. Tuer une femme à coups de pierres comme on
le fait avec un serpent.

RD : - C’est intolérable.

VKG : - Oui, intolérable !

RD : - Est-ce que votre roman a modifié un peu les choses tout autour ?

VKG : Ce roman vendu à 50. 000 exemplaires n’a malheureusement pas arrêté les
lapidations. On continue à punir celles qui revendiquent leurs droits de vivre
tranquillement leur vie.

RD : - Vous avez affirmé un jour, lors d’une interview : « "Il m’a fallu quitter un
mari et un pays pour me sentir libre de parler". Georges-Emmanuel CLANCIER
vous a comparé à un personnage de fiction et conteur du livre des Mille et Une
Nuits, à Shéhérazade, celle qui face au sultan, utilisait son stratagème pour rester
en vie. Qu’en dites-vous ?

VKG :- Shéhérazade devrait distraire un roi pour sauver sa tête. Moi je creuse
péniblement, je me bats, je combats et je me fais des ennemis parmi les adeptes de
la soumission de la Femme chaque fois que je m’exprime.

RD : Vous êtes courageuse.

VKG : Viendra un jour où je serai, peut-être, lapidée à mon tour.

RD : Vous en avez peur ?

VKG : Oui et non. Non et oui. Qui sait ?

RD : - Vénus Khoury-Ghata, vous défendez la liberté et la paix. La liberté se
définit autrement d’un peuple à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un genre à l’autre. Que
serait aujourd’hui la liberté d’une femme libre ? Et celle d’une femme soumise ? Je
crois avoir lu quelque part une phrase qui vous appartient : « Les femmes-écrivaines
seraient-elles toujours mal aimées ». Mal aimées ? Ou pas encore tout à fait libres ?

VKG : - Ma liberté consiste à écrire ce que je veux sans le poids d’une serrure. Je
fréquente qui bon me semble, même si mes amis ne plaisent pas à celui qui partage
ma vie. D’ailleurs, cette beauté dont on parle me vaut une vie sentimentale réduite
à zéro. L’homme est remplacé, dans mon cas, par les livres, par les chats et les
Poètes !

RD : - Qu’avez-vous constaté au long de votre cheminement littéraire
(expériences culturelles vécues) ? Quels genres d’obstacles avez-vous surmontés ? ?
Et quels privilèges vous ont comblée, s’il y en avait quelques uns ?

VKG :-J’ai surmonté un grand obstacle. La suffisance ( !!!! ?!) masculine face aux
femmes écrivaines !

RD : - Depuis des siècles…

VKG : - Ils nous considèrent encore leurs subalternes même si nous sommes
beaucoup plus créatrices, plus profondes, plus sensitives, plus talentueuses en tant
qu’écrivains. Prenons un cas particulier : bien que notre oeuvre (l’oeuvre d’un tas de
femmes écrivains de talent !) soit traduite en plusieurs langues étrangères et publiée
à l’étranger, les éditeurs de Gallimard ne publient aucune femme depuis 20 ans !

RD : - Leur politique éditoriale snobe les femmes ?

VKG : Oui.

RD : - Gallimard exige de la part des femmes le Prix Nobel…, genre Herta
Mueller.

VKG : (…)

RD : Josiane Savigneau dans « Le Monde », juillet 2007 écrit sur votre roman
« Sept pierres pour la femme adultère » : « Vénus Khoury-Ghata a asséché son
style, pour emmener son lecteur au bout de la violence, au coeur d’un combat
jamais gagné entre soumission et liberté, entre traditions, contraintes sociales et
revendications du droit à l’amour et au plaisir. Avec la constante menace qui guette
les femmes : la résignation. Une fois de plus, elle est là, à l’oeuvre »

La critique affirme que ces dernières années vous avez durci votre style avec une
grande efficacité, sans devenir pourtant féministe. Cela pour préserver la douceur et
la profondeur de la parole féminine ? Ou plutôt pour les rendre plus crues ?

VKG : - Assécher son style ne veut pas dire se métamorphoser en être hybride,
devenir ni homme, ni femme…Mon style a gagné en efficacité comme l’affirme
Savigneau. Pour pouvoir dénoncer la tragédie des femmes soumises. Il faut aller à
l’essentiel, il faut dénoncer, il faut combattre le mal !

RD : - Ecrire de la poésie signifie pour tout poète écrire dans une langue
étrange, parler la langue des dieux, la langue des fous ou la langue des amoureux,
apud les grecs antiques ou d’après les non-poètes d’hier et d’aujourd’hui. Comment
le poète Venus Khoury-Ghata a-t-elle soutenue le transfert poétique d’une langue à
l’autre, d’une culture à l’autre ?

VKG : - J’ai inséré une langue dans l’autre : l’arabe et le français. Pourtant à
l’antipode l’un de l’autre. J’ai marié ces deux langues étrangères. J’ai offert les
tournures, les nuances, les saveurs, l’exaltation de la langue arabe à la langue
française. A cette langue devenue dans le temps si cartésienne Mon rêve c’est
d’écrire le français de droite à gauche, avec l’accent arabe et inversement.

RD : - Quelle chance pour la France d’avoir une écrivaine comme Vous.
Vous vivez depuis 25 ans à Paris et parcourez le monde à défendre la langue
française. Le français, par rapport à votre langue maternelle, serait-il une langue de
romancier ou une langue de poète ?

VKG : - La langue française est une langue de poésie. Elle m’est proche en poésie.
Un jour je m’attaquerai également à l’écriture d’un roman en français. Vous savez,
la poésie ne m’a plus suffit après la tragédie de mon pays. Seule la prose pouvait
dévoiler, racontait toutes les cruautés de là-bas.

RD : - Bon nombre d’écrivains, de Beckett à Ionesco, de Cioran à Apollinaire,
font pleinement partie du paysage littéraire français bien que le français ne soit pas
leur langue maternelle. Veuillez nous dire comment la France culturelle vous a-t-elle
adoptée ?

VKG : - Ce fut bien difficile au début ! J’ai du attendre pour que les portes
s’ouvrent ! Quand même, quelques poètes m’ont bien accueillie. Mais en général, il
y avait de la réticence pour accepter à part la poésie, une femme romancière. Même
si mes romans se sont vendus à 50. 000 exemplaires, les gens doutaient de moi.
Mais bon, maintenant ca va, je suis plus reconnue et plus occupée dans le deux
genres : poésie et prose.

RD : - Occupée et fêtée.

VKG : - Oui, appréciée !

RD : Écrire dans une autre langue c’est extrêmement passionnant, dirais-je
d’après ce que je ressens en qualité d’auteur bilingue. Pour Vous, ce serait comme
écrire dans un style différent ? Il y aurait une autre forme qui s’installe ? Que
signifierait en effet écrire dans la langue de l’autre ? Ecrire en exil ? Ecrire en
combattant, en jouant, en pleurant ? Ecrire pour se rendre libre, écrire au futur ?

VKG : - La langue de l’autre qui me fut prêtée est devenue la mienne. Elle
m’apportait et m’apporte une nouvelle appartenance, comme à tous les
francophones, n’est-ce pas, comme à tous les francophones qui jonglent avec deux
sensibilités et deux langues à la fois- de vrais alchimistes !

RD : - Se situer au carrefour de plusieurs repères ? Dans la découverte ? Des
questions et des questions… Prenez votre temps à nous partager votre
expérience…

VKG : - Lorsque j’écris, deux langues font un duel dans ma tête. Se croisent. Puis
coule l’une dans l’autre. Mandelstam disait : « Je rêve de plusieurs langues unies en
une seule qui parle ! »

RD : Que représente l’écrivaine Khoury-Ghata pour Vénus Khoury-Ghata, la
femme ? Et à l’envers.

VKG : - La femme ? Elle n’existe plus. Puisqu’elle n’a plus de désirs en moi. Ni
l’envie de plaire. Je me mire dans mes textes. Une belle page me renvoie l’image de
mon visage quand il était jeune et beau.

RD : Notre amie commune, l’écrivaine et l’universitaire Cécile Oumhani vous a
présentée dans un article littéraire, ainsi : « Vénus Khoury-Ghata vit en écriture, à
l’écoute des autres et du monde qui l’entoure, toute à la sensibilité avec laquelle elle
les accueille ». Madame Khoury-Ghata, vous écrivez avec le coeur. Ce n’est pas un
pléonasme mais bien un concentré d’humanité. L’âme humaine est un don naturel
ou est-ce une entité humaine est plus vaste que le ciel ?

VKG : - Je ne fréquente, je ne vois, je n’ouvre ma porte qu’à ceux qui écrivent.
J’aime les gens qui écrivent des livres. D’ailleurs, je fais partie de douze jurys qui
accordent des prix littéraires. J’aime lire les autres. J’ai toujours sur mon bureau 5
ou 6 livres à lire. A décortiquer. A analyser. A faire connaître. A aider, à soutenir.

Ce n’est pas par hasard que je fais partie d’une commission d’aide aux écrivains au
Centre National du Livre.

RD : - Notre vie devrait avoir pour fonction d’animer et de rendre vivant tout
ce qui nous entoure, même notre mort a pour fonction d’animer, ah, oui, d’animer
l’ange, de lui offrir une intelligence plus pure que la nôtre. Dans vos livres, vous
donnez la chance à vos lecteurs "d’aller dans les coins et recoins" de l’âme humaine
et de développer leurs qualités humaines. Quel message délivrent vos « Livres à la
mer » ?

VKG : - Pas de message. Je ne suis pas une donneuse de leçons. Mais je voudrais, si
je pouvais, répandre la paix sur Terre. Je voudrais pour nous tous, un monde où
règne la douceur. Jamais de violence ! J’en ai souffert, comme enfant. J’ai eu un
père violent. J’en ai souffert en adulte, car j’ai eu un mari qui me terrorisait.
Combien je suis un être peureux. La vue d’un revolver à la télé, rien qu’à la télé, me
fait sursauter.

RD : - Et l’amour, Madame Vénus ?

VKG : - L’amour dans ma vie est remplacé par l’amitié . J’aime mes amis d’un
grand AMOUR.

Notice : « Après une vingtaine de romans et une vingtaine de recueils de poèmes,
l’auteur de « Sept pierres pour la femme adultère » vient de publier « La Revenante »,
roman paru chez Ecriture et « À quoi sert la neige ? », un recueil de poèmes pour enfants
au Cherche-Midi. Elle nous parle ici de ces deux livres, de son humanisme, fidèle au
souvenir du quotidien modeste qui fut le sien jusqu’à 20 ans dans un quartier de
Beyrouth, de sa révolte contre des misogynies meurtrières. Elle revient sur son parcours
rythmé par une alternance du roman et de la poésie, comme si c’était là sa respiration
fondamentale d’écrivain. » (Cécile Oumhani)