Libération sanctionne la télé-réalité

Libération sanctionne la télé-réalité

Nous ne savons pas mettre en valeur nos scoops, se lamentait Laurent Joffrin voici quelques mois. Samedi, le quotidien qu’il dirige n’a pas publié de scoop, mais il a su bien le mettre en valeur ! L’enquête Raphaël Garrigos et de d’Isabelle Roberts fait en effet polémique en sanctionnant une émission de France2 en l’assimilant à la télé-réalité que dénonce Libération.

Téléctrochoc, titrait dès vendredi soir le site Internet du journal pour vanter le publi-reportage à paraître le lendemain dans ses colonnes. Les deux journalistes, à la plume toujours alerte, nous tiennent en haleine avec le sens de la formule qui leur sied si bien, en levant un coin du voile sur les dessous de la télé-réalité : "Question 27 : fortune… Un : immense ? Deux : colossale ? Trois : insoupçonnable ? Quatre : cachée ?" Pas de réponse en provenance de la cellule sphérique et aveugle. Et pas de réponse, ça veut dire mauvaise réponse. Le visage du questionneur est cadré serré, disque blafard ceint des ténèbres bleutées du plateau. Une basse gronde en sourdine, égrène des pulsations. Il faut punir le fautif.

Il s’agit là d’un de ces nouveaux jeux débiles qu’on nous concocte à longueur d’année du côté de la machine à café du siège des chaînes de télévision, France2 en l’occurrence. Le service public se mettrait-il lui aussi à diffuser de la télé-réalité ? Il serait vraiment temps d’y songer puisqu’il n’y a même plus d’annonceur à séduire pour remplir le carnet de commandes de la régie publicitaire… Pas du tout, fait savoir France2, qui assure : les documentaires qui seront diffusés lors de la soirée spéciale consacrée à ce sujet doivent permettre de comprendre les mécanismes de cette forme de télévision, le comportement des candidats, celui du public et enfin, celui des téléspectateurs et leurs rapports aux programmes extrêmes. Il ne s’agit pas de télé-réalité, mais d’une émission destinée à décrypter les méthodes en usages dans ce domaine.

Pour Libération, le réalisateur Christophe Nick use pour son documentaire anti-télé-réalité des mêmes moyens contestables que ces émissions qui poussent leurs participants, volontaires, à explorer leurs bas-fonds, écrit Paul Quinio dans l’éditorial. Dans cette expérience menée par la chaîne, un individu était fermement invité par le responsable du laboratoire à infliger à une autre personne des secousses électriques de plus en plus fortes lorsque ce dernier fournissait de mauvaises réponses à ses questions. En réalité, aucun choc électrique n’était infligé, mais le cobaye l’ignorait. L’expérience avait montré que 62,5% des sujets n’hésitaient pas à infliger la décharge maximum.

Quel est le sens de cette supercherie ? S’il était question de nous montrer à quel point nous sommes influençables, il suffisait de nous proposer quelques pages de la Psychologie de Masse du Fascisme de Wilhelm Reich en lecture à une heure où les enfants regardent… C’est autrement édifiant et explicite qu’un programme alambiqué supposé nous apporter des sensations fortes auxquelles plus personne ne croit vraiment aujourd’hui. À moins qu’il faille passer par une mise en scène complexe pour nous faire oublier le sujet de l’émission, tout en se prévalant d’éthique et de déontologie si chère à nos agents d’influence des médias.

La zone Xtrême, s’insurge la chaîne de télévision, n’est en rien d’un programme de télé-réalité, à l’image de Secret Story ou Koh-Lanta. Juste au moment où démarre Pékin-Express, dont nous apprendrons sans doute dans quelques temps les manèges mis au point par la production pour préserver l’équilibre du jeu et ménager le suspens, France2 nous invite à regarder un succédané de télé-réalité où tout est chiqué, sous couvert d’une expérience à vocation didactique et scientifique.

En effet, le documentaire réalisé à cet effet, dont le tournage s’est achevé le 24 avril, s’appuie sur une expérience effectuée aux États-Unis, de 1960 à 1963, par le psychologue américain Stanley Milgram. France2 précise aussi que les résultats bruts du tournage de Christophe Nick, auquel ont participé 80 candidats et qui a respecté totalement les conditions éthiques imposées par les scientifiques associés au projet, doivent maintenant être analysés. Les résultats ne seront pas officialisés avant plusieurs mois. Voilà qui ressemble pourtant fort à de la télé-réalité pur jus, avec un prétexte plus ou moins bidon destiné à mettre en relation les différents acteurs du programme, avec une vocation pseudo-scientifique ou sociologique pour servir de couverture à l’indigence de l’émission, et rassurer les téléspectateurs sur le voyeurisme qui sous-tend leurs motivations.

Mais il n’y a pas de mal à ça : le petit écran n’est-il pas justement la scène vers laquelle se projette toujours le regard du voyeur ?