Plein phare sur une alternative libertaire à la crise sociale

Plein phare sur une alternative libertaire à la crise sociale

L’itinéraire exemplaire, presque un siècle durant, d’un homme humain, profondément humain et révolté, qui conjugua au présent de tous les instants de son existence la liberté de vivre libre et insoumis. De son expérience autogestionnaire durant la révolution sociale espagnole (1936-1939), il garde un souvenir impérissable et tangible qu’une autre réalité est possible pour un futur fraternel et actuel.

Dans son introduction, Gloria Gargallo dresse le portrait sensible et flatteur de son père Federico Gargallo (1906-1996). Tout le contraire de "La Lettre au père" selon un Kafka pourtant bien inspiré, mais un pater pas du tout austère, riche de ses nobles sentiments libertaires. Ouvrier maçon, jardiner… autodidacte ayant toute sa vie voué une soif intense aux connaissances, "toujours près à aider sans attendre de réciprocité" (page 25), et toujours solidaire de ses compagnes et compagnons libertaires en temps de paix, de guerre ou dans la mouise.

Le père rêvé, du moins celui que je souhaite à tous les enfants d’aujourd’hui et de demain : "Jamais il ne leva la main sur moi, jamais il n’éleva la voix. Lorsque la situation le méritait, il m’appelait, son regard bleu devenu sérieux ; pas de sourire, pas de plaisanterie. Il parlait calmement, reprenant le problème à son début, l’analysant, essayant de me persuader de ce qui était mal fait ou mal dit en expliquant pourquoi. Jamais il n’imposa sa volonté, il voulait me laisser face à mon libre arbitre et espérait que mon raisonnement serait le bon en m’ayant donné tous les arguments pour cela". Un homme d’autant plus formidable qu’"Il aimait la vie, recherchant l’harmonie dans ce qu’avait créé la nature et la respectant dans toutes ses manifestations. (…) Il me disait que les plantes étaient intelligentes" (page 27).

Fier d’avoir participé et contribué à une expérience autogestionnaire en Catalogne, il était en mesure de démontrer concrètement à tous ses détracteurs que les réalisations humaines concrètes et libertaires ne sont pas des utopies, malgré et contre les fascistes et staliniens en Espagne durant la révolution sociale libertaire espagnole de 1936. De cet amour de la transformation sociale dans le respect de chaque individu au sein de la communauté, Durruti répondait à un journaliste anglais : "Nous n’avons pas peur des ruines, nous portons un monde neuf dans nos cœurs" (page 17).

Federico, sous l’impulsion de sa fille Gloria, remplit un grand cahier rivé à sa mémoire et nous raconte son histoire. De ce récit sur un lapse de quatre-vingt dix piges, il y puise les matières et les commentaires dans ce livre, histoire aussi de ne jamais oublier "Les Cœurs purs" tel que les interprétait dans une chanson Jean-Roger Caussimon.

Dès son plus jeune âge il côtoie la misère. En 1918 à Barcelone son père est emporté par la grippe espagnole. "Je devins chef de famille à 12 ans" (page 46). C’est aussi à cet âge qu’il commença son existence à travailler. Très vite il prit conscience des injustices, de la chasse aux sorcières contre toutes les femmes et tous les hommes qui voulaient s’émanciper de leur servage. "Je me suis souvent dit, par la suite, qu’il ne suffisait pas de se dire libertaire pour l’être, et que les idées révolutionnaires, pour vivre, doivent prendre racine dans notre propre vie". (page 49) De ses observations il en tira déjà une éthique : "Je suis depuis lors, devenu profondément pacifiste, ayant compris que la violence ne résout rien" (page 55).

En 1923, il fuit la dictature militaire de Primo de Rivera comme beaucoup de militants libertaires de la CNT et s’exile à Cenon en Gironde. A Bordeaux, il fréquente les milieux libertaires et assiste aux conférences anticléricales très animées de Sébastien Faure : Cet homme remplissait les salles, et sa voix magnifique n’avait pas besoin de micro (page 68). Il lit beaucoup, se cultive et apprend l’espéranto, "persuadé que si les hommes se comprenaient, il cesseraient de se détester" (page 68).

Il partage durant trente ans une union libre avec Trinidad et de cette union Gloria naîtra. En 1931, la République est proclamée en Espagne. Le 18 juillet 1936 éclata l’insurrection militaire. "Ce que nous craignions se réalisa : les militaires, le clergé, l’aristocratie, la bourgeoisie unies se soulevaient contre la République" (page 79). Fin juillet il décide d’aller porter main forte à la République en danger. À Puigcerda en Catalogne, durant 9 mois avec ses compagnes, compagnons et habitants ils fondèrent une communauté dans laquelle ils projetaient tous les espoirs dans une vie fraternelle. "Nous n’étions pas venus pour tuer mais pour participer à un essai de collectivisation libertaire. J’étais pacifiste et n’ai jamais tenu un fusil de ma vie, même pendant cette période" (page 90).

" Notre coopérative de Das fonctionnait dans la démocratie la plus absolue, égalité de salaire, aucune hiérarchie, prise des décisions après consultation de tous, à la majorité (et si possible à l’unanimité). Cette façon de fonctionner était la même dans toutes les autres collectivités qui se formèrent en Espagne durant cette période. (…) Ce qui m’intéressait le plus intellectuellement dans notre expérience, était de comprendre comment le peuple sans armes peut battre l’armée nationale, comment il peut organiser l’économie sans capitalistes, et de quelle façon il s’y prend pour que la production et la distribution s’effectuent sans les patrons. Je pense que cela s’est réalisé en Espagne durant la guerre. Le nombre de collectivités était de plus de 5.000 dans toute la zone républicaine sauf dans le Nord, les Asturies, le Pays Basque et Santander où l’influence libertaire était moindre" (pages 96-97).

Mon Dieu ! doux Jésus qui touche du bois sur sa croix !!!!! "Des groupes naturistes s’étaient créés, végétariens, etc…, tout un retour aux valeurs naturelles. (…) Il existait, bien sûr, des bars, mais aussi des athénées où des cours de toutes sortes, gratuits, étaient donnés. La soif d’apprendre, de se cultiver était immense parmi les jeunes" (page 95).

Federico ne se voile pas la face pour autant. Il explique que les fossoyeurs de la révolution furent plus encore les communistes que les fascistes ! "Au début de 1937 les choses commencèrent à empirer. Tous les partis politiques formant le gouvernement ne pensaient pas à autre chose qu’à donner satisfaction à la bourgeoisie internationale qui considérait que nous étions allés trop loin en socialisant les moyens de production et de distribution. Ce qui les affligeait le plus était de constater à quel point tout fonctionnait sans eux, aussi bien ou mieux qu’avant ! Aussi, ils souhaitaient de toutes leurs forces mettre des entraves à notre désir d’émancipation, préférant de beaucoup, les façons d’agir du parti communiste. Celui-ci s’appropriant peu à peu les rênes de la police et de l’armée, appliquant la politique de la mite — la polilla —, dans laquelle ils étaient passés maîtres. Il essayait d’imposer sa dictature, tout aussi dangereuse que celle de Franco, mais d’une autre couleur" (page 91).

1938, retour difficile en France du paria espagnol d’autant que son frère Joaquin s’engage dans la Légion étrangère. Son fils Hélios tombe malade et doit être soigné d’urgence à l’hôpital des enfants géré par des religieuses et décède par manque de soins de la part des bonnes sœurs ! Cette maudite Eglise nous poursuivait jusqu’ici, s’attaquant à de petits innocents qu’elle considérait comme des chiens bâtards, puisqu’ils n’étaient pas baptisés" (page 103).

Durant la seconde guerre mondiale, Bordeaux est occupé par les nazes. Federico se tient au courant des massacres des compagnes et compagnons libertaires de l’autre côté des Pyrénées. Franco de porc s’impose soutenu par les curetons et les bourgeois qui récupèrent leurs biens. En 1947, un rayon de soleil illumine son existence. Avec des copains, ils créèrent une coopérative ouvrière de construction autogérée qui ne dura que deux ans et "se solda par un fiasco, car nous n’avions aucune expérience du commerce" (page 119). Les conditions non plus n’étaient pas propices à cet exercice de style d’un mode de vie libre. Car, comme le suggérait avec pertinence il y a de nombreuses années Henri Laborit dans le poste de radio libertaire, aucune expérience en autarcie n’est viable. En revanche en Catalogne, avant le phagocytage musclé des envoyés de Moscou, c’était toute une région qui était gagnée à la révolution sociale libertaire.

En retraite toujours indépendant et ne voulant dépendre de personne, après la mort de Franco, il retourne faire un voyage au pays.

La vie de Federico fut un véritable roman animé et fraternel. En guise de bilan, Einstein, à New York, rendait fréquemment visite, à des Espagnols qui éditaient un journal libertaire. Il leur dit un jour : " Vous avez perdu, mais les choses ne seront plus pareilles désormais, car vous avec causé une peur immense aux capitalistes du monde entier, vous leur avez prouvé que vous pouviez vous passer d’eux " (Page 140). Et, Federico de lui répondre avec ses tripes comme un écho sous forme d’un optimisme récurant : " Bien que nous ayons été vaincus, et que l’on ait essayé de nous exterminer, on ne pourra pas rayer de l’histoire que la seule révolution qui, jusqu’à aujourd’hui se soit réalisée en totale liberté pour tous, fut l’essai triomphant du socialisme en Espagne de 1936 à 1939. C’est la raison pour laquelle, lorsque les discussions portent sur la question sociale, avec le souci de chercher une solution pour sortir du régime bourgeois et de son chaos économique, arrive immédiatement la réponse sur les collectivités qui, durant trois ans, donnèrent vie au socialisme en Espagne " (page 129).

Federico Gargallo Edo « La Raison douloureuse », aux éditions Acracia, 3ème édition revue et complétée, Bordeaux 2007, illustré de nombreuses photos et documents, 15 euros