Un auteur de roman noir au Kremlin ?

Un auteur de roman noir au Kremlin ?

"Degré Zéro" est l’histoire d’un coup d’édition qui a lieu en ce moment en Russie. Il s’agit d’un court roman noir dont l’auteur pourrait n’être autre que l’un des conseillers stratégiques du Kremlin.

Il faudrait prolonger cette remarque par une réflexion sur la solitude radicale de l’animal de laboratoire qui, dépourvu des armes de la compréhension et de la distanciation, ne peut prendre aucun recul à l’égard d’un mal qui l’accapare tout entier, sans espoir ni consolation d’aucune sorte. L’animal est encore, selon le constat (non pas désolé mais au contraire rassuré) de François Dagognet, « un vivant qui ne peut pas s’opposer ». Alors que la notion de consentement éclairé est au cœur de la bioéthique, l’animal de laboratoire est ce double de l’homme d’autant plus parfait qu’il est à tous égards impuissant à s’opposer aux traitements qu’on lui fait subir. Au fondement du consentement se tient le caractère indisponible du corps, en tant qu’il se confond avec l’individu selon une adhérence primitive, de sorte qu’il est impossible d’avoir un corps sans être en même temps ce corps. C’est ce qu’un dualisme persistant, et si utile ici, ne veut pas voir. On pourrait ajouter à ces premières raisons qui mettent en question l’évidence de l’expérimentation sur les animaux, le fait qu’elle cultive l’insensibilité. Songe-t-on en effet suffisamment à ce dont se nourrit le geste expérimental : nuire ?

La notion de « modèle animal » ou le moment culminant de l’abstraction

Toute une série d’opérations contribuent à déréaliser les animaux : ils ont été mis au monde, élevés, parfois « préparés », pour servir la recherche ; ils deviennent des « animaux d’expérience », et une fois entrés dans cette catégorie, ils ne sont plus regardés autrement ; aussi apparaissent-ils dans la rubrique « matériel et méthode » des articles scientifiques. Ce sont des modèles biologiques, et c’est peut-être ici que l’opération d’abstraction atteint son point culminant. Car le modèle n’est qu’un outil explicatif ; c’est là sa seule valeur. Le « modèle animal » se réduit à ce qu’il doit exprimer, mettre en évidence ; il se confond avec la maladie, le symptôme ou le comportement qu’il doit développer. Le paradoxe interne à l’expérimentation tient en ceci : ce qui la rend possible en fait sur un plan l’invalide en droit sur un autre plan. En effet, on affirme une nécessaire proximité psychophysiologique entre l’homme et les animaux, de sorte que l’un vaut pour l’autre, mais il faut la nier dans le même temps pour fonder une relation sans réciprocité.

La notion de modèle constitue la résolution, si l’on peut dire, de cette difficulté, dans la mesure où le modèle dit à la fois la proximité avec les objets dont il permet l’explicitation, le caractère interchangeable de ses représentants (l’animal de laboratoire est un spécimen) et de ce fait sa pauvreté ontologique : il permet en effet l’intelligibilité de ce qui importe sans importer lui-même. Avec le modèle biologique, d’artificiel (maquette) le modèle devient naturel (un individu vaut pour un autre). Notons encore que l’analogie est au fondement de l’activité de modélisation : continuités analogiques, mais discontinuités ontologiques. L’animal va au laboratoire comme spécimen, mais aussi suppléant de l’homme : sa singularité est doublement niée. De chaque affection humaine, on cherche le meilleur modèle animal (le singe modèle de ceci, le chien modèle de cela, tandis que sur les rongeurs, comme l’écrit élégamment François Lachapelle, « on fait le gros du travail »).

Le « bon modèle » est celui qui développe bien la maladie. La notion de modèle animal contient, au deux sens du terme, le paradoxe de l’expérimentation : le révèle et le retient. Le révèle puisqu’il pose une identité sur un plan (psychophysiologique) entre l’homme et les animaux, le retient par le sous-entendu d’une différence radicale (métaphysique ?) sur un autre plan. N’y a-t-il pas alors quelque chose d’insupportable dans cette manière d’opposer les souffrances, de juger certaines dignes d’être prises en considération, tandis que d’autres sont ravalées au rang de moyens ? Depuis quel sommet parle-t-on pour déclarer la souffrance animale moralement nulle et non avenue, quand elle n’est pas mise en doute dans sa réalité même ? Souffrance aux hommes, nociception aux animaux.

Notons que la validité scientifique de l’extrapolation est de plus en plus contestée. « Aucune espèce animale n’est le modèle d’une autre », assènent certains scientifiques. Le caractère minoritaire, et courageux, de leur prise de position les ont amenés à s’associer. Ce doute jeté sur la validité de l’extrapolation, et par conséquent sur la fiabilité des résultats qui en sont issus, se fait jour dans les revues scientifiques, y compris de vulgarisation. Les objections à l’expérimentation proviennent donc pour une part de scientifiques qui discréditent la pertinence de l’extrapolation de l’animal à l’homme. Puisque les animaux vont au laboratoire comme suppléants de l’homme, expérimenter sur eux n’est jamais qu’un pis-aller, et c’est la raison pour laquelle le chercheur est, au cas par cas, en quête du meilleur modèle. Cette méthode, qui répond à une compréhension réductionniste des organismes vivants, bloque l’avancée de connaissances fondées sur d’autres conceptions de la maladie et de ses causes, néglige une véritable réflexion sur les modes de vie, dédaigne la prévention, est, enfin, prête à tout puisque tout est testé et méprise la mise au point de méthodes substitutives à l’expérimentation animale offertes par les méthodes d’investigation les plus avancées.

La réponse déontologique : encadrement et bonnes pratiques

Une fois engloutie la possibilité d’un jugement sur le fond, la place peut être entièrement occupée par l’injonction des « bonnes pratiques de laboratoire », parfois appelées, pour leur donner un peu de relief, les « devoirs de l’homme à l’égard des animaux de laboratoire », incluant des considérations sur leur « bien-être », leur « dignité », le « respect qui leur est dû ». Partout, il fait état d’« éthique de l’expérimentation », et celle-ci s’honore désormais d’une charte, dont l’article 1 est intitulé Respect de l’animal et dans lequel il est déclaré : « L’éthique de l’expérimentation animale est fondée sur le devoir qu’a l’Homme de respecter les animaux en tant qu’êtres vivants et sensibles ». On notera le traitement typographique différentiel : grand H pour l’homme, petit a pour les animaux ! Cet article ne saurait fournir meilleur exemple du procédé qui vise à mobiliser l’attention du côté de ce qui n’est en réalité qu’un rappel élémentaire de la déontologie.

Par la remarquable inflation de ce vocabulaire, par la création de comités d’éthique (en très large majorité composés de personnes favorables à l’expérimentation), on veut convaincre tout un chacun de la conscience aiguë, douloureuse nous dira-t-on bientôt, que le chercheur a de faire le mal — mais pour un bien — et de la responsabilité qui pèse sur ses épaules. Est aussitôt évoqué le spectre des maux humains, brandi pour convaincre, c’est-à-dire emporter l’adhésion par la peur (dont on connaît la puissance de tout faire admettre) et pour donner à croire que c’est en tuant les uns que l’on sauvera les autres, selon un principe qui n’est peut-être pas dépourvu d’une certaine dimension sacrificielle.

Comme si ce sombre calcul nous rassurait. Comme si on se trouvait toujours face à la fameuse alternative – votre chien ou votre bébé – et qu’il fallait forcément se résoudre à choisir l’un contre l’autre. Si les défenseurs de l’expérimentation reprochent aux défenseurs des animaux de « jouer sur les émotions », ceux-ci n’ont rien à envier à ceux-là, mais les premiers font appel à l’égoïsme de chacun d’entre nous, tandis que les autres font appel à la compassion en chacun d’entre nous, voire au sentiment de justice.

La rhétorique lénifiante du « bien-être animal », émanant de chercheurs soucieux de pérenniser une pratique de plus en plus controversée, emboîte le pas à l’effort du législateur pour encadrer l’expérimentation, tandis que Claude Bernard se contentait de dire qu’il faisait des vivisections pour voir. Ils promettent que tout est mis en œuvre pour « limiter les souffrances inutiles » et s’en tenir « aux cas de stricte nécessité », selon les termes de la loi. On prendra la mesure de cette stricte nécessité en considérant les finalités de l’expérimentation sur les animaux, fixées par le L’article R214-87 : « Sont licites les expériences ou recherches pratiquées sur des animaux vivants à condition, d’une part, qu’elles revêtent un caractère de nécessité et que ne puissent utilement y être substituées d’autres méthodes expérimentales et, d’autre part, qu’elles soient poursuivies aux fins ci-après :

1° Le diagnostic, la prévention et le traitement des maladies ou d’autres anomalies de l’homme, des animaux ou des plantes ;

2° Les essais d’activité, d’efficacité et de toxicité des médicaments et des autres substances biologiques et chimiques et de leurs compositions, y compris les radioéléments, ainsi que les essais des matériels à usage thérapeutique pour l’homme et les animaux ;

3° Le contrôle et l’évaluation des paramètres physiologiques chez l’homme
et les animaux ;

4° Le contrôle de la qualité des denrées alimentaires ;

5° La recherche fondamentale et la recherche appliquée ;

6° L’enseignement supérieur ;

7° L’enseignement technique et la formation professionnelle conduisant à des métiers qui comportent la réalisation d’expériences sur des animaux ou le traitement et l’entretien des animaux ;

8° La protection de l’environnement ».

Parvient-on à cette lecture à se représenter la quantité et le type d’expériences effectuées, dont le champ est véritablement infini ? Rien de ce que nous touchons, inhalons, mangeons, nos maladies et leurs remèdes, nos armes (nucléaires, chimiques, bactériologiques), jadis nos voitures (singes occupant la place du conducteur pour tester les chocs violents) n’échappe au contrôle par l’animal.

On peut douter de l’impact de cette orientation réformiste pour deux types de raisons. Le premier porte sur les limites effectives de la réponse déontologique. Limites de l’encadrement juridique : les domaines d’application sont sans bornes ; une liberté totale est laissée au chercheur dans l’évaluation de la « nécessité » de l’expérience et dans sa conduite ; l’éventuel contrôle par les services vétérinaires ne porte que sur l’animalerie et les conditions d’hébergement des animaux ; l’évaluation des protocoles ne peut guère rencontrer d’obstacles, tant il a été veillé à ce que les comités d’éthique ne comportassent pas d’opposants à l’expérimentation ; notons enfin l’immobilisme de la structure européenne de validation des méthodes alternatives (ECVAM) qui entretient un cercle vicieux, car le législateur recommande de ne recourir aux animaux que si aucune autre méthode n’est disponible, or tout semble mis en œuvre pour que ces alternatives ne voient pas le jour. Quant à la formation, j’ai appris par une communication personnelle que les techniciens ne savaient tout simplement pas quels étaient les anesthésiants et les analgésiques adaptés à une chèvre ou un cochon, l’enseignement ne portant que sur les rongeurs ! Tout est fait dans les discours et dans les textes pour conforter le credo du « oui, mais sans souffrance » ; il ne résiste pas à l’examen le plus élémentaire.

Le second type de raisons tient dans l’injonction contradictoire qui consiste à conserver aux animaux leur statut d’animal de laboratoire tout en invoquant le « respect qui leur est dû » : à quoi, exactement doit-on du respect, dès lors que l’animal que l’on a sous la main va souffrir délibérément sous sa puissance ? S’il était vraiment « respectable », serait-il sur la paillasse ? On voit mal comment, dans le cadre réglementaire que nous avons décrit, une activité pourrait changer de statut tout en conservant son caractère routinier. Comme le souligne Jean-Pierre Marguénaud, on ne peut espérer voir appliqués les textes actuellement en vigueur dans le Code pénal, où se fait jour le souci de l’animal pour lui-même, dans un contexte où ce dernier possède le statut de bien dans le Code civil. Le problème est ici exactement le même : comment, dans un contexte où l’animal est – de fait – un matériel expérimental espérer qu’il se dote tout à coup, sous la main des mêmes personnes, dans les mêmes laboratoires et en étant destinés aux mêmes fins, d’un statut tout autre ?

On sait bien que l’expérimentation animale n’est possible que si l’animal est vu comme du matériel, certes précieux, certes vivant, ce qui nécessite de prendre des précautions pour qu’il ne meure pas avant d’avoir répondu à la question qui lui est posée ou pour que ses souffrances, qu’il faut alors alléger, ne brouillent ni le déroulement ni les résultats attendus de l’expérience. Dès lors que l’animal de laboratoire deviendrait ce fameux « être sensible auquel on doit le respect », c’en sera fini de l’expérimentation, car le déni sur lequel elle s’appuie sera déjoué. Nous ne sommes pas en train de minimiser l’importance qu’il y a à observer les règles les plus strictes ni de décourager les propositions destinées à encadrer cette pratique ; nous nous employons à dissocier clairement deux choses : la réponse déontologique à une pratique dont le principe est toujours déjà admis et la discussion portant sur ce principe lui-même.

Au terme de ce bref examen, ne doit-on pas admettre que c’est un pur pragmatisme, que l’on tente d’habiller pour le rendre moins cynique, qui motive l’expérimentation animale ? Mais à pragmatisme, pragmatisme et demi : n’est-ce pas alors sur l’homme lui-même qu’il faudrait expérimenter et non sur des modèles approximatifs qui font perdre du temps à la science et la font parfois gravement errer ? Où mène en effet l’idée que la fin justifie les moyens ? Que l’on songe combien tout peut être défendable par ce biais, et combien le critère de l’utilité peut tout cautionner, dès lors que l’on a décidé de prendre le point de vue du bénéficiaire.