Hôtel de l’Amitié

Hôtel de l'Amitié

Antonin Potoski ne tient pas en place. Déjà, à sept ans, il rêvait de grandes étendues, de voyages et de rencontres incongrues. Sitôt en l’âge de comprendre, il choisit l’ailleurs pour vivre et la plume pour s’exprimer. Quand on "hait les fêtes traditionnelles" et les mœurs européennes, on plie bien vite bagages. Cette quête permanente de la fête et de la positivité imposée comme principe effraye Potoski, à juste titre, car la vie ce n’est pas cela, la "nature de la vie est beaucoup plus sombre, étrange et incertaine" …

Amoureux de l’Afrique, et plus particulièrement d’une caste du Mali, les Dogons, il nous narra leurs péripéties en 2001 dans ses "Cahiers Dogons", parus chez le même éditeur.

Mais le virus du mouvement perpétuel de la planète qui tourne et tourne, comme le carrousel de son enfance, le pousse à quitter ses amis villageois du Sahel pour entreprendre l’initiation du monde.
Habité de sa seule candeur, promis aux artifices du touriste et aux aléas du voyageur, il n’en demeure pas moins que sa quête possède quelque vérité qu’il faut entendre, à défaut de la comprendre dans sa globalité. Car il n’y a que sur le terrain que l’on peut réellement saisir ce qui s’y passe, palper l’ambiance, parler et vivre avec l’autochtone.

Et tous ne sont pas avenants, accueillants, hospitaliers comme la légende veut bien nous le faire croire. En Inde, par exemple, l’Européen est toléré, mais c’est à peine si on lui adresse la parole. Et n’essayez pas de tenter le contact en souriant gentiment à la ronde. Ils vous regarderont d’un drôle d’air. « Ils fixent le con ou la chose qui sourit toute seule à sa table », sans s’en préoccuper plus qu’une mouche qui tournerait autour d’eux … Mais l’Asie n’est pas toute refermée sur elle-même, l’Indonésie est le jardin du monde, les Javanais sont très gentils et plein d’humour. Ils ont le sens de la communauté et de la discrétion. C’est bien là tout l’intérêt du voyage. Changer d’atmosphère, côtoyer des sociétés différentes, des mentalités plurielles. Mais ce que l’on ne doit pas faire, c’est tenter d’interconnecter les univers. Ce dont n’arrive pas à se défaire Antonin Potoski, et qui le fait souffrir « en voyage lorsque l’émotion de ceux dont [il a] partagé la vie ne fait plus écho à la [sienne]. » Alors pourquoi voyager dans ses conditions, si ses amis lui manquent autant ? Sans doute, aussi, parce que ces différences si essentielles qui doivent nous nourrir au lieu de nous diviser, sont aussi, sur la durée, une pesanteur lourde et difficile à supporter. Potoski, dans un élan de colère toute amicale, détaille quelques travers du comportement de ces Dogons qui l’exaspèrent. Le manque cruel d’hygiène, l’irresponsabilité face à la maladie, le fatalisme outrancier qui s’insinue dans la manière de conduire sa vie, pèsent sur les épaules du narrateur. Un billet pour le Japon lui apportera un peu d’air …

Il quittera cet hôtel de l’Amitié, ce « vaisseau spatial échoué dans le désert », à Bamako, dans lequel il fut enfermé le temps d’un festival littéraire, d’où il contemplait les moutons que l’on égorge dans la rue, les enfants qui plongent leurs mains dans les seaux de sang pour se dessiner des arabesques sur le corps …

Les vols intercontinentaux ont cette particularité qu’ils durent un temps infini. Propice à la réflexion, ces heures passées dans la bulle avenante d’un gros porteur offriront à Potoski matière à nous présenter sa philosophie. Pourquoi croise-t-il autant de touristes éthiques ? Qu’est-ce que cela veut dire, voyager éthique ? Apporter la civilisation occidentale ? Avec sa télé, ses novelas brésiliens et les infos françaises ? C’est une calamité, et toute cette morgue suffisante de l’Occidental s’est abattue sur l’Afrique notamment, créant un sentiment de frustration chez les populations locales dont les jeunes, qui, arrachés à leur monde paysan ancestral en viennent à la mépriser, tout en jalousant l’Occident et le Blanc qu’ils ne seront jamais. Avec pour résultat imiter le pire : apparences, vulgarité, refus de l’autorité. « On ne peut pas penser une culture traditionnelle singulière avec des termes et une morale judéo-chrétiens. On peut aimer, mais il faut admettre que ce qu’on aime échappe à nos valeurs, sinon à quoi bon voyager ? » Il faut arrêter de vouloir voyager utile, nous devons rester simples, tels qu’en nous-mêmes, « ouverts au plus dérangeant, au plus étrange, au contraire. »

Escale à Rangoon où Antonin Potoski passe la soirée dans un night-club avec un koala dans les bras, puis passage par Bangkok, ville où la démesure de la modernité s’affiche dans un climat de jungle. Finalement, « la vie sur Mars ne sera pas différente, on créera un semblant d’air pour les cités , dans une brume rougeâtre, comme celui qu’on respire ici. » Et toujours, partout, où qu’on aille, cette musique anglo-saxonne qui vous vrille les oreilles. Comment font-ils tous ces gens de langue anglaise pour tenir, poursuivis comme ils le sont par leur musique, la vulgarité des sons et des paroles ? Est-ce sans doute cela qui les rejette et les empêche de comprendre l’autre monde, cet écran musical, cette langue qui s’interpose sans cesse entre eux et l’ailleurs.

Enfin le Japon, et cette résidence d’écrivain à la villa Kujoyama. Cette société de l’extrême propreté, du raffinement absolu, du temps décliné … de l’équilibre entre beauté et horreur du vivant. Point d’orgue de cette civilisation, la cuisine, cette aventure des goûts où chaque bouchée est différente de la première : « petit calmar phosphorescent que l’on croque en une bouchée et dont l’intérieur du corps explose dans la bouche, tranche de tentacule de pieuvre sucré, déclinaison d’œufs de poissons, sushis d’anguille au basilic et aux champignons, radis vert épicé que l’on râpe sur une peau de requin, poissons crus et bébés bambous, bol de bouillon à l’oursin avec de petits trèfles, lamelles de méduse, grosses crevettes avec du safran, viande d’autruche que l’on recouvre soi-même de pétales de fleur de pissenlit, blancs d’œufs brouillés aux coquilles Saint-Jacques, cœurs de perdrix crus, dessert de champignons gluants avec des fruits, minuscules poissons transparents dans de la glace pilée avec du sucre et du vin de prune … »

Ce soucis du détail, du confort se retrouve même chez le coiffeur. Un simple shampooing devient un intense moment de bien-être, car au-delà du lavage des cheveux, il y a un massage du cuir chevelu qui peut durer dix minutes et plus. Et cela fait partie du service. On offre au client une véritable détente. Ce qui n’est jamais le cas en Europe. Ce genre de plaisir se trouve ailleurs, et tarifé à l’extrême. Il n’y a pas de générosité du service. « Je ne suis pas payé pour lui masser les cheveux, pour lui faire plaisir. L’Europe est prête à exploiter le monde entier, et pour dissimuler son imposture, à réguler, à juger le monde sur le principe de quelques mots qu’elle diabolise ».

Tout est dit. Notre culture et notre pays nous heurtent de front partout, aussi loin que nous allions. Car après nos propres émotions, nous voulons les émotions des autres. Et après ? Il faudra être l’autre. On y viendra. Voici la logique du voyage aboutie, voici la modernité, voici le siècle qui s’annonce.
A lire d’urgence si l’on aime un tant soit peu la planète bleue et ceux qui la peuplent, moi je file dans mon agence de voyages, j’ai quelques miles en retard, cap à l’Est …

Antonin Potoski,
Hôtel de l’Amitié,
POL, 2004,
187 p.- 15,00 euros

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