L’Obscur crime de Raphaël Rodriguez

L'Obscur crime de Raphaël Rodriguez

Récemment, nous avons signalé la sortie de l’œuvre poétique d’André Laude aux éditions de La Différence. L’article parle d’un texte offert par le poète en 1985 à un modeste journal mural. Cet inédit, une nouvelle très noire, s’appelle L’Obscur crime de Raphaël Rodriguez. Le voici. Cadeau pour les ami-e-s d’André Laude.

Rien ne va plus. Rien ne va plus pour Raphaël Rodriguez depuis que Lola Bastille l’a quitté. Rien ne va plus. La pluie de printemps laboure son visage, colle au vieux loden râpé. Les lunettes brouillées l’exilent du monde extérieur. Il a mal au ventre chaque jour. Il reste des heures, accablé, écroulé sur la cuvette des WC. Les intestins rétifs refusent de fonctionner. Le chômage montre déjà sa face grimée à l’horizon proche. La Gazette littéraire a fait faillite. Débandade générale. Les plus habiles se sont déjà recasés. Lui, reste en marge. Un no man’s land d’angoisse, de fièvre. Paul « couvre » le Festival de Cannes. Il lui a posté une carte, une photo de Doisneau dans laquelle il dit que Kelly Mc Gillis, l’actrice de Witness, est fabuleusement sensuelle. Paul aussi a couché avec Lola Bastille. Après lui. Avant Frédéric. La pluie dilue l’encre de Raphaël qui, abrité sous un store rapiécé, répond à Paul que tout est foutu sauf l’espoir. Il se gratte. Depuis qu’il a attrapé des « petites bêtes » il est obsédé. Par la vermine.

La vermine c’est l’autre, l’inconnu qu’il croise chaque matin rue Beaubourg. Trente ans au plus. Recroquevillé sur une plaque d’égout. Emmitouflé dans un vieux manteau, aux couleurs délavées, sale, poussiéreux. Barbu, nuque chevelue. Maigre, hagard. Raphaël détourne le regard quand il l’aperçoit de loin. Ses yeux accrochent l’enseigne de la Caisse d’Epargne, du fleuriste. L’inconnu est toujours plongé dans une sorte de rêverie mélancolique. Clochard métaphysique, céleste ? Drogué ? Fou doux ? Raphaël a la nausée. L’Autre c’est lui sans doute dans un, deux mois. Le dénuement absolu. La perte vertigineuse. Raphaël, voix rauque. « Un café s’il vous plait ». Enfer. Ténèbre. Boyaux tordus.

Parler à ce type. Nécessaire. Il a essayé une fois. L’Autre lui a annoncé l’Apocalypse nucléaire, l’avènement de Dieu sur la terre, la parousie, la fin des temps. Extérieur nuit. Raphaël a bu dans un état de fureur. Il titube et bute sur le microbe. Il fuit, terrorisé. Forum des Halles. Des « Beurs » remuent leurs jeunes corps affamés au rythme d’un transistor. Leurs peaux luisent.

Lola Bastille triture les cheveux de Raphaël. Elle rit, les seins à l’air. Elle était dactylo à la Gazette Littéraire. Le patron la coinçait régulièrement dans les coins sombres des étages vétustes. Bas les pattes ! Lola refaisait ses lèvres. Bâton rouge. « Jean » moulant. Cuisses de feu.

Raphaël rêve, mais la vermine revient en force. Douloureuse envie de vomir. Où sont Jacques, Louis, Marcel, Maurice, Lyne, Julien. Engloutis dans les ruines de la Gazette. Steiner s’est enfoui en Suisse, les huissiers au cul. Dans la salle de rédaction jaunissent déjà les vieux numéros.

Maria – « Rubrique Société » - s’est ouvert les veines. On espère la sauver. Max a créé sa boîte de pub. Le Parti Socialiste lui a commandé une « campagne » : La gauche ça marche !

Raphaël se terre de plus en plus dans son appartement sordide. La télé en panne, le robinet qui fuit, la poussière qui s’accumule. Rictus haineux de la poussière. Carreaux opaques. Draps souillés. Une boîte de sardines, vide. Un litron de « gros rouge » dont le contenu vire à l’aigre.

Raphaël est obsédé par l’Autre : son double. Reflet écœurant de sa propre déchéance. Points communs : ongles noirs, denture cariée, pourrie, paupières gonflées, habits usés, chaussures déformés…

Lola Bastille brûle au cœur de son sexe. Famine. Éthiopie de la chute finale. Alors Raphaël est sorti. Il est sûr que l’Autre sera au rendez-vous. Il s’approche de lui, lui tend le paquet de cigarettes. Gardez tout ! L’Autre ferme les yeux, aspire la fumée qu’il rejette longtemps après, en toussant.

Raphaël referme ses mains sur le cou de l’Autre. Il serre, serre. L’Autre ne bouge pas, n’esquisse pas le moindre geste de résistance. Il cadavérise. Raphaël, pris de panique, tente d’accrocher les regards des passants aveugles qui s’éloignent en éructant : quelle époque !

La pluie lave les mains criminelles de Raphaël. Ange pur, ange radieux, il se redresse, il écoute avec une émotion jamais éprouvée les sirènes qui déchirent la nuit, cognent les néons, bousculent les détritus de la rue Rambuteau : car de flics et SAMU.

André Laude

Illustration : André Laude dessiné par Henri Cartier-Bresson le 12 mai 1994.