Culture & Violence en Méditerranée

Culture & Violence en Méditerranée

Tandis que d’aucuns énoncent à tout bout de champ la Méditerranée à des fins mercantiles et politiques, il en va comme du reste, plus personne n’y comprend rien. L’amalgame le joue au consensus et les origines sont bafouées sur l’autel du pragmatisme qui sied si bien aux Anglo-saxons et si mal aux méditerranéens, justement ! Mais qui sont-ils, finalement, tous ces peuples dont on nous parle si mal avec si peu de mots, d’où viennent-elles ces cultures si différentes et métissées aux fils des siècles les siècles ?

La Méditerranée est multiple. Pour nous en parler, qui mieux que Salah Stétié, cet ancien ambassadeur du Liban, né en 1929 à Beyrouth, qui est depuis longtemps déjà l’une des voix les plus écoutées de la Méditerranée, et du monde ? Auteur d’une œuvre jugée comme majeure, regroupant recueils de poésie, essais, fictions et livres de réflexion méditative, il est traduit dans une douzaine de pays …
Grâce à son sens inné de la formule, à son extraordinaire érudition et à son talent de conteur, nous pénétrons sans difficulté dans l’antre des origines et appréhendons toutes les nuances des mondes méditerranéens et orientaux. Il nous invite à une plongée dans les tréfonds de l’Histoire, qu’elle soit physique ou mythique – voire mystique, car, de toutes traces laissées sur le pas des hommes, la poussière de la mémoire et la musique des légendes portent en elles bien plus qu’un quelconque traité qui ne sera jamais plus qu’un bout de papier.

Avant de préoccuper les grands hommes de la planète qui ne réfléchissent qu’en fonction des indices boursiers, la Méditerranée fut le berceau des mondes. Cette mer si fermée n’aura eu de cesse de s’ouvrir aux hommes et, telle une magicienne aboyeuse aux orages, elle enfanta des fils surdoués. Sur ses rives naquirent symétrie et syllogisme, nombres et règles, abstractions et codifications … Ainsi, comme Parménide et Démocrite le pressentaient, la Méditerranée est la pierre d’angle du vœu d’éternel qui habite chaque homme. Oui, au-delà de cette violence implicite – mais si fréquemment coutumière chez l’être humain, de l’Afghanistan au Rwanda – la Méditerranée sait aussi offrir la Rédemption. Elle a cru, par les Tables de la Loi, amener l’homme à sa conscience sociale, et, par les Livres saints, le conduire pas à pas de la possession à la dépossession, de l’intéressement médiocre au sublime désintéressement.
La Méditerranée est l’endroit du monde où la philosophie de l’homme a vu le jour, celle-là même qu’on nomme, à juste titre, l’humanisme – et qui affirme, face à la question absurde du Sphinx, que c’est l’homme la réponse.
Utopie que tout cela …

Car, aujourd’hui, point d’homme en première ligne mais un ratio à deux chiffres, et un vilain mot : rentabilité. Alors, la Méditerranée a mal, comme toute la planète, mais sans doute un peu plus car elle sait d’où vient le vent, et surtout, elle sait qu’elle est la nouvelle cible de la pieuvre de Wall Street. Qu’on la nomme entité, qu’on la pense histoire et/ou géo-politique, la Méditerranée, par sociétés et peuples interposés ici ou là, est saisie de fièvre et elle délire. Mais la guérison semble impossible car les médecins sont déjà morts : Platon, Aristote, Augustin, Averroès, Maïmonide, Moïse, Jésus et Muhammad ne sont plus parmi nous qu’évanescence … Tant pis, le sang méditerranéen est déjà marqué du débat des hommes dans le défi de l’imaginaire qui est leur patrie de référence. Car c’est bien là que chacun se double d’un double d’ombre : l’imaginaire, cet état d’apesanteur qui fourmille de monstres, emporte tout sur son passage et nous renvoie aux hommes par les hommes en de singuliers détours.
Nous avons déjà tout vu, nous autres, les Méditerranéens, et les monstres qui osèrent quitter leur cénacle furent bien vite priés d’y retourner séance tenante par nos demi-dieux d’alors, Méduse, Circé, le Minotaure … Et nous avons appris à nous rire des monstres, à nous en détacher sans la moindre honte ni défaillance. Si bien que l’ère de ces nouveaux prédateurs, ces Machines à laver l’essence et la conscience des hommes, seront très bientôt reçus avec les honneurs qu’ils méritent. Si nous avons su déconstruire les monstres, nous parviendrons à ne pas nous laisser asservir par ceux qui, aujourd’hui, nous dominent. "La Méditerranée est bien trop mythique et trop mythologique, et ses mythologies trop emmêlées à ce qui, de nous, est intelligence et sensibilité complexes, pour que la technologie – qui est mythologie moderne – nous fasse peur" : elle aussi sera vaincue le moment venu …

Au Sud, nous nous enorgueillissons de n’avoir vu naître ni le communisme, ni le nazisme, ni les centrales nucléaires, ni l’informatique … Il faut bien reconnaître que l’Europe du Nord, alliée aux philosophies matérialistes et dites de "progrès", n’a pas eu beaucoup de chance avec ses prophètes (sic). Sans caricaturer, et en reconnaissant le potentiel de création artistique du Nord, sans parler de ses centres névralgiques, vitrines de la culture jaillissante du porte-monnaie plutôt que des esprits … il n’en demeure pas moins vrai que le XXe siècle fut celui de Picasso, peintre espagnol devenu le symbole de la civilisation du siècle passé, un génie porteur aussi de la civilisation méditerranéenne et qui aura su l’imposer dans l’équation de l’Histoire. Oui, une fois de plus, c’est bien la Méditerranée qui aura indiqué la direction …
Une drôle de direction, soit, car Picasso est un destructeur qui brisa le miroir sans tain que Léonard et Piero della Francesca, Michel-Ange et Greco, le Titien et Vélasquez voire Goya avaient patiemment dressé face à nos désillusions pour nous imprimer une foi en nous et un respect du divin. Mais Picasso n’en a cure ! Il veut la fin de l’homme dans la fin sinistre et joyeuse du monde. Oui ! Picasso veut que tout soit reprit depuis le commencement des mondes : il veut réinventer l’univers dans un accès de rage qui jaillit de sa peinture, pur produit du prolongement de l’homme, et qu’il affirme "devoir se comprendre comme l’ultime désir d’un homme qui veut qu’on lui restitue son identité." Identité. Le maître mot méditerranéen : les plus noires des tragédies vécues en Méditerranée sont toutes liées à l’identité.

Cette Méditerranée aura vu l’humble christianisme parvenir à détrôner la Rome à l’aigle de bronze ; comme elle aura permis à quelques cavaliers hirsutes jaillis du désert arabique d’établir l’un des empires les plus orgueilleux qui aient jamais été ; comme elle portera un petit Ajaccien à devenir Napoléon, obtenant tout de lui-même et du destin avant de tout perdre sur un coup du sort, non sans avoir trouvé le temps de laisser un code et des lois pour les hommes. Oui, quoiqu’on en pense, la Méditerranée apparaît plus déterminante ici que n’importe où ailleurs, sans doute à cause de l’étroitesse relative de son espace qui sert d’estrade à de si grandes scènes où se joue, s’est joué et se jouera le sort du monde …
Et, à l’image d’Antigone, si frêle mais si forte, qui ose dire Non ! la Méditerranée est avant tout la définition des villes-états, des villes obstinées et sérieuses, déterminées plus que jamais face aux empires ; ce sont elles qui ont placé dans l’espace méditerranéen ce puissant sentiment d’une communauté de destins, pour le meilleur et pour le pire, qui rend si solidaires les hommes des tribus. Le péché majeur de tout Méditerranéen serait de rompre le rang, de casser l’ordre car, justement, quand l’ordre existe, là où il existe, c’est qu’il aura été gagné contre les mille désordres qui défont la trame du monde plus souvent qu’ils ne la font … "La cité, pour tout Méditerranéen, exprime la sagesse de tous enfin apprivoisée, hommes et dieux, par le seul."

Cependant, le don le plus précieux que la Méditerranée a fait au monde, est la notion d’accueil fait à l’autre. Car, et ne soyons pas hypocrite, il n’est d’authentique et absolu accueil de l’autre que là, où dans un temps d’avant, il n’y avait que contestation et refus. Pour en arriver à ce consentement d’amour ici même où le déchirement et la haine régnaient, il faut savoir tomber les armes et laisser aux cœurs la raison que la raison n’a plus. L’universel et le désir ardent du salut de tous et de chacun et de cet autre en particulier qui disait non mais dont on souhaite qu’il dise désormais oui – par le fer et par le feu, s’il le faut –, ce sont là les principes de l’œcuménisme méditerranéen, "Comprends-moi, puis tue-moi", disait Massignon, en une saisissante formule empruntée à l’un de ses maîtres soufis.
Nonobstant, c’est encore ce Non ! qui prévaut dans l’univers tout de granit et de glaise où le sable se mêle au vent qu’est la nature méditerranéenne dans laquelle nous continuons à affirmer non à Dieu, non à Socrate, non à Dante, Galilée, Muhammad, Jésus ... non à la paix qui serait trop simple car l’on aime trop jouer avec mille arguties, donnant du temps au temps, et abusant des formules : ce qui se fait sans le temps se défait avec le temps.

Et que serait la Méditerranée sans ses femmes ?
Porteuses de rêves, roses rouges, ces voisines éphémères ont peuplé le destin de bien des hommes. Pénélope ou Cléopâtre, Chimène, Hélène, Bérénice, Béatrice : ces amantes éternelles qui dominèrent le désir de l’univers surent aussi être des stratèges : Zénobie, Isabelle la Conquérante, la Médicis ; toutes ces femmes enfermées en une seule dans l’énoncé poétique, oui ! Juliette en son balcon penchée, à Vérone, sur le berceau du monde, séduit encore des millions de cœurs blessés.
Et tout aussi magique et divinement immortalisé, le rituel de la cuisine méditerranéenne où le pain et le vin marquèrent le firmament de siècles de chasse aux épices. Du premier salaire matérialisé d’une poignée de sel à l’adage qui scellait les meilleurs d’entre nous comme le sel de la terre, la Méditerranée alla de raffinements en savants mélanges pour établir le mètre étalon du poivré-sucré : entre olive et formage, thé brûlant et café amer, vin rouge et huile d’olive, aussi, qui devint christique en éclairant le sacrement de l’oint du Seigneur, la boucle fut bouclée sur la théâtralité d’un tout qui ne sera jamais uni. C’est là fil d’Ariane et ciment invisible qui unie les hommes de chez nous dans cette désunion, mais attention ! Malheur à celui qui oserait défier cette unité désunie-là, car, justement, ce serait succomber à l’angélisme trivial d’une Méditerranée conceptuelle et mise sous cloche.
Le réalisme froid des intérêts déjà énoncés plus haut n’ira pas de paire avec les enjeux des hommes salés qui brûlent de n’être pas d’accord dans le désaccord de leur union. C’est ainsi et cela le sera à jamais, on ne change pas une équipe qui gagne ! La trame d’une civilisation méditerranéenne qui engloberait cultures et états pour leur assigner une place prédéterminée sur l’autel du libéralisme est un rêve de courtier sur le retour ; mais s’il venait à se confirmer … Alors attention ! Il est à redouter un soulèvement massif qui trouvera sa justification dans l’affirmation d’une différence impossible à nier ni à dévier sur les fonds nauséeux d’un choc des civilisations qui n’a de raison d’être que dans le cerveau dérangé de politiciens habiles à jeter l’anathème sur ce qui n’entre pas dans leur Monopoly …

Ah, ce paradoxe méditerranéen qui, d’un côté offre au monde les dix commandements, le droit romain, le Code Napoléon et mille autres textes admirables appelant, soit à l’égalité ("Pourquoi Dieu a-t-il formé qu’un seul homme ? s’interroge le Talmud. C’est dans l’intérêt de la concorde, pour qu’aucun homme ne puisse dire à un autre : Je suis de plus noble race que toi."), soit à la fraternité ("Ne croyant que celui qui veut pour son frère ce qu’il veut pour lui-même" nous rappelle le Prophète), soit la justice ("Dieu n’aime pas les injustes." Coran, XLII, 40), etc.
Et de l’autre … la démence et la démesure gouvernent nos tragédies dans le sang et les larmes. C’est bien ici l’impossible dilemme que ce nœud central de la dialectique méditerranéenne qui édicte des lois pour les ignorer, qui ne vit que dans ses propres contradictions alors que c’est en son sein que la conscience est née, que les toutes premières formulations de l’amour humain ont vu le jour. Alors ? D’un côté Pythagore inventeur de la physique et al-Khawarizmi inventeur de l’algorithme sans qui l’homme n’aurait pas mis les pieds sur la lune ; et de l’autre, l’incontrôlable et l’innommable dans la folie infinie des hommes fous d’eux-mêmes dans une seule transe démultipliée selon les faux semblants ?
Oui, en Méditerranée la déraison est ambivalente. Et alors ? Cela met du sel dans le quotidien et des larmes dans toute analyse rationnelle. Excès de déraison est déraison. Tel Janus, la Méditerranée a donc bien deux visages …

Ainsi il en ira de cet inventaire à la Prévert – du turc Yunus Emré, d’Albert Camus, d’Abdelwâhid ibn Zeïd, de Boabdil, al-Hallâj ou encore Paul Valéry – pour fixer sur la page blanche les héros intellectuels mis en parallèle avec les héros existentiels dans une obsession géniale qui mène le poétique à la technique, comme si compliquer à plaisir le paramètre donnerait à ces parallèles-là, que nous devons à notre Euclide, une tendance à converger. Oui, converger, voilà l’autre simple mot qui résume tout dans ce sens induit qui permet de déchiffrer l’impossible rencontre. Impossible car personne ne veut conclure, personne ne veut affronter ce signe trop synonyme de mort dans l’azur d’un rapport renaissant entre la chose et l’idée de la chose, rapport, certes porteur de vérité, mais terriblement effrayant dans sa simplicité mortelle …
Un homme, de nos contemporains il y a encore quelques années, le Provençal René Char, commandant Alexandre, homme droit dans ses bottes, poète mais avant tout libre, qui choisit de ne plus rien publier tant que l’Immonde est sur ses terres de Haute Provence, lui qui su si bien me décrire cette lucidité qui brûle l’âme, car si près du soleil qu’elle en rend la vie parfois insupportable, René Char qui est à la poésie française ce que Rilke est à l’autrichienne, Char qui a su dire les indéfinies permutations héraclitéennes nous permettant d’en tirer leçon et de conclure : "la Méditerranée, patrie de tous les explorateurs du visible est aussi patrie de tous ceux pour qui le combat avec le fini n’est jamais terminé."

Inaugurant une nouvelle collection au titre évocateur, ce livre fondamental, que l’on doit aussi à son éditeur, Jean-Marc Dabadie, se veut une bouteille à la mer. Gage ensuite à l’homme de bonne volonté de savoir y puiser source et force pour mener à bien un projet qui devra être au service de tous les hommes et non au bénéfice de quelques uns.

Vraie parsie et vraie brahmane
Chrétienne et cependant musulmane
Toi en qui je crois comme en la justice
Ne t’éloigne pas, ne t’éloigne pas.

Dans toutes les mosquées, les pagodes, les églises
Je trouve l’unique sanctuaire ;
Ton visage y est ma seule joie ;
Ne t’éloigne pas, ô ne t’éloigne pas !


Djelâl-Eddîne Roumî

Salah Stétié, Culture & Violence en Méditerranée, coll. "Fondamentales", Imprimerie nationale Editions, mai 2008, 182 p. – 19,50 €