Émeutes : le commencement de la faim

Émeutes : le commencement de la faim

La flambée mondiale du coût des denrées alimentaires provoque des émeutes légitimes dans de nombreux pays. Cette situation affole l’ONU. L’insécurité alimentaire qui frappe des millions de personnes annonce des conflits inextricables.

Mexique, Salvador, Haïti, Maroc, Mauritanie, Mali, Sénégal, Guinée Bissau, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Cameroun, Egypte, Mozambique, Indonésie, Thaïlande, Philippines, Bolivie, Pakistan, Malaisie… tous ces pays sont secoués par des manifestations, parfois violentes. La répression, les arrestations, les morts, les démissions de ministres ne changeront rien. Les raisons de la colère sont les mêmes partout : les gens ont faim. Et quand des peuples entiers ont faim…

La Une de l’Humanité Dimanche du 17 avril est insupportable. On y voit un gamin tirant la langue. N’allez pas croire que ce gosse est malpoli ou frondeur. Il nous montre seulement avec quoi il se nourrit : des galettes composées de boue (pour le calcium), de sel et de graisse végétale. Ces galettes de terre sont fabriquées par les femmes haïtiennes à Port-au-Prince. Pour les plus pauvres, c’est l’unique moyen de faire face à la pénurie alimentaire. 80% de la population haïtienne vit avec moins de deux euros par jour. Le sac de riz étant passé subitement de 25 à 50 euros, la confection de ces galettes est devenue une petite industrie. Les femmes les font sécher au soleil, sur les toits de l’ancienne prison de Fort-Dimanche, avant de les vendre dans les bidonvilles où vivent 300 000 personnes.

Le capitalisme promettait l’abondance. Il sème le désordre et la misère. Dans sa frénésie énergétivore et polluante, le capitalisme détruit la planète. Dans un article récent, nous avons parlé de l’accélération du dérèglement climatique. Le développement des biocarburants est également une menace consternante. À juste titre, le détournement de terres agricoles pour produire des biocarburants a été qualifié l’an dernier de « crime contre l’humanité » par Jean Ziegler, rapporteur des Nations unies sur le droit à l’alimentation.

La situation est dramatique. Les organisations internationales paniquent. Le quotidien Le Monde a obtenu une copie d’une note interne de l’ONU. Dans son édition du 13 avril, le journal en publiait des extraits. « Une des inquiétudes majeures est la possibilité que l’ensemble du système d’aide alimentaire d’urgence soit incapable de faire face », lit-on. Pas très rassurant quand on sait que nous ne traversons pas une crise passagère, que le mal va s’accroître, y compris dans les villes ordinairement moins touchées par la malnutrition.

Dans le document de neuf pages émanant du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), l’ONU reconnaît qu’elle manquera de moyens pour porter secours aux affamés à cause du coût des aliments et de l’énergie. Selon les données du Fonds international de développement agricole (FIDA), une agence de l’ONU, chaque augmentation de 1% du prix des denrées de base plonge seize millions de personnes supplémentaires dans l’insécurité alimentaire. En clair, « 1,2 milliard d’êtres humains pourraient avoir chroniquement faim d’ici à 2025 ». Soit 600 millions de plus que prévu. L’Erythrée, la Sierra Leone, Madagascar, Haïti, la Géorgie, le Burundi ou le Zimbabwe seront les premiers pays frappés. L’organisation mondiale pour l’alimentation et l’agriculture, la FAO, estime qu’une urgence alimentaire existe déjà dans trente-sept pays. Selon la Banque mondiale, trente-trois Etats sont menacés de troubles politiques et sociaux. Une crise d’une ampleur inédite.

A court terme, la pénurie des ressources naturelles de plus en plus coûteuses, les dérèglements climatiques, la perte de terres cultivables (urbanisation croissante, zones polluées, augmentation du niveau des mers…) et des choix très contestables (récoltes réservées au bétail, aux biocarburants…) vont provoquer des tensions ingérables au moment où la population mondiale explose, où des pays comme la Chine ou l’Inde adoptent le modèle suicidaire occidental.

Selon la Banque mondiale, 2,2 milliards de personnes n’ont pas de revenus suffisants pour nourrir leur famille. « La faim va les pousser à l’insurrection », a prévenu Jean Ziegler dans le quotidien économique La Tribune. Et quelle insurrection ! Nous ne sommes plus en mars 1883 quand Emile Pouget et Louise Michel accompagnaient les miséreux dans des manifestations qui dégénéraient parfois en pillages de boulangeries. Nous ne sommes plus en 1892 quand Pierre Kropotkine écrivait La Conquête du pain. Les défis qui attendent aujourd’hui les militant-e-s les plus lucides sont d’une complexité inouïe.

En 1973, dans son livre L’Utopie ou la mort, publié aux éditions du Seuil, l’agronome tiers-mondiste René Dumont avait tiré la sonnette d’alarme. « Le monde est mal parti : chez les pauvres, la famine ; chez les riches, l’asphyxie. L’égoïsme des nantis nous condamne tous à la mort. » Même pas besoin d’ouvrir le bouquin pour lire ça. C’était écrit sur la couverture. Les nantis et certains pas nantis du tout, confiants dans l’avenir radieux qu’ils espéraient, riaient au nez du vieux sage. « Assez de catastrophisme, lui lançait-on. Vous voulez nous éclairer à la bougie ou quoi ? »

Le scénario se déroule comme prévu. Il va juste un peu plus vite que ce que les écologistes « catastrophistes » prédisaient. C’est comme si nous étions à bord d’un immense Titanic. Des industriels, des banquiers, des politiciens, des journalistes et des capitaines véreux nous assuraient que le bateau était insubmersible, qu’il pouvait aller plus vite, plus loin, en défiant tous les obstacles. On connaît le résultat. L’orchestre continue à jouer pendant le naufrage pour éviter la panique, mais nous coulons pour de bon !

Par un réflexe bien naturel, les gens qui auront de l’eau jusqu’au cou vont tenter de se mettre au sec. C’est ce que vont faire les réfugiés climatiques. Le très consensuel Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) estime qu’en 2080 3,2 milliards de personnes manqueront d’eau et six cents millions manqueront de nourriture. En 2050, les réfugiés climatiques seront près d’un milliard. Que devraient-ils faire ? Crever la gueule ouverte en regardant les pays riches s’empiffrer jusqu’à en devenir obèses ? Les démocraties bancales que nous connaissons sont menacées de disparition. Si le délire continue, elles laisseront la place à des dictatures féroces ou à des désordres sans nom. Parce qu’en prime, les pays du Nord ne sont à l’abri ni des pénuries alimentaires ni des émeutes tant la misère progresse aussi sous nos latitudes.

Mon ami Jean-Marc Raynaud vient d’envoyer une Lettre ouverte aux maîtres du monde. Sans aucune illusion, je co-signe des deux mains cette missive ponctuée d’humour grinçant, noir bien entendu. Il faut bouger aujourd’hui sans attendre demain. Même si quelqu’un pouvait/voulait stopper net les machines, l’élan du bateau nous conduirait au drame. Et comme les minables cyniques qui dirigent le monde n’ont aucune envie d’appuyer sur le frein...

Deux petits siècles de croissance économique ont suffi pour broyer la planète. Bien joué ! L’agriculture ne nourrit plus les populations, mais les profits et la spéculation financière. Bien joué ! La monoculture a bousillé la biodiversité, asséché les nappes phréatiques, tué les sols, saturé les rivières de saloperies chimiques... Bien joué ! On affame les pays du Sud pour nourrir le bétail des pays du Nord et donner du carburant aux riches. Bien joué !

« Terre terre terre ma terre

« ma dure-mère

« qu’avons-nous fait de toi ?

« Qu’avons-nous fait de nous ?

« Qu’avons-nous fait ? », chantait François Béranger.

Alors ? Mort du capitalisme ou mort de l’humanité ? Si l’on refuse que la barbarie s’installe sur Terre, il est urgent de sortir d’un système qui ruine tout espoir de survie. Comme les adeptes du « communisme réel » ont aussi montré leurs aberrations, les populations doivent prendre leur destin en main. La souveraineté alimentaire des peuples passe par l’autogestion, la maîtrise des productions, la gestion collective des ressources, la solidarité, la justice et l’égalité. Une alternative qui n’est pas un vieux reste d’utopie soixante-huitarde, mais une évidente nécessité.