Récit de lune
ou le soleil noir de Taiwan

Récit de lune<br>ou le soleil noir de Taiwan

Guo Songfen (1938-2005) est un des grands nouvellistes taiwanais contemporains. Exilé politique aux Etats-Unis dès 1960, voici, pour la première fois traduit en français, l’un de ses romans clés, pierre angulaire de son œuvre dans laquelle le style, toujours le style, tient la première place. Une manière raffinée de narrer, parfois jusqu’à l’excès, les pires travers de l’homme, mais toujours d’un subtile phrasé qui enlace le lecteur et l’emprisonne dans cet univers poétique.

Ce petit livre – par la taille – mais immense ! – par le talent – et d’une rare beauté, est l’une des dernières trouvailles de Zulma qui, depuis déjà un an, a entrepris de redessiner la maquette de ses ouvrages. Ces derniers sont désormais d’une taille réduite (105x150) mais d’une réalisation digne d’une édition originale, d’ailleurs ils trônent en compagnie des Duo de chez Maeght sur l’une des étagères de ma bibliothèque, bien en évidence … Ils sont donc beaux de l’extérieur mais aussi magnifiques de l’intérieur. Papier de grande qualité, typographie soignée, pagination inventive, couverture personnalisée (par le talent de David Pearson) à rabat artistiquement décorée ; bref, ce sont des livres que l’on garde avec amour …

Ainsi, dans celui-ci, à la couverture floconneuse, l’on parlera politique avec le ton d’un sonnet, on marchera vers la mort sur le rythme d’un alexandrin, on puisera dans les tréfonds de l’âme et l’on se penchera sur l’abîme qui sépare les femmes des hommes l’air de ne pas y toucher ... Sur ce chemin léger de la narration aérienne de Songfen, magicien chinois des mots et des idées, l’on apprendra aussi beaucoup sur la culture chinoise de Taiwan et l’histoire contemporaine. Un petit glossaire et une quinzaine de notes nous donnera les clés indispensables pour se plonger dans ce récit : de l’ère Maiji (période de l’histoire du Japon – 1868-1912 – où le pays sortit de son autarcie au 28 avril 1947, journée noire à Taiwan qui marqua le début de la répression policière qui fit des milliers de morts ; en passant par Chuangmu niangniang, une divinité domestique à laquelle les jeunes mères rendaient un culte jadis, dans l’espoir de maintenir en bonne santé leurs enfants en bas âge ; ou encore la fête des bateaux-dragons …
Tout un univers si étrange pour nous, occidentaux matérialistes, qu’il nous apparaît toujours comme évoquant des temps immémoriaux, à jamais oubliés. Erreur ! La modernité n’a jamais, en Asie, tué le culte des ancêtres, les rites initiatiques, les coutumes ou les traditions millénaires. Et c’est cette société hybride que nous dépeint magnifiquement Songfen : tel un peintre naturaliste qui, d’un trait de calame, tisse l’habit d’un oiseau en son envol, il parvient à dépeindre le quotidien d’un couple confronté aux périls des ressentiments, victime du monde extérieur, cette politique infernale qui vient s’immiscer entre les corps et pousser à l’impossible. D’un amour si pur à ce geste aux conséquences infinies, dévastatrices, définitives, il semblait y avoir un gouffre que jamais Wenhui, cette jeune épouse attentionnée aurait pu commettre. Et pourtant …

Lorsque Tiemin, atteint de tuberculose, arrive dans cette petite ville à quelques encablures de Taipei, il est encore sous le choc des bombardements massifs des américains et des brimades des japonais qui occupaient l’île il n’y a pas si longtemps. Il se soigne et se laisse flotter dans une inconscience alimentée par la pharmacopée, les soins de Wenhui, la nostalgie, le temps qui passe …
Puis le corps reprend sa place, le sang afflue de nouveau et, à l’occasion de quelques rencontres opportunes (son médecin, le docteur Cai et une étrange et belle femme), Tiemin se laisse gagner par la passion, non celle d’une amour impossible (quoique, cette belle madame Yang ...) mais de l’engagement politique, à une époque où la guerre froide ne signifiait pas que l’on ne tuait plus, bien au contraire …

Chronique d’une époque révolue, ce court roman diaboliquement amené dans une langue rare et précise au millimètre, est un témoignage historique au même titre qu’il s’impose comme la floraison d’un auteur au sommet de son art. Aller simple vers la lucidité, le destin de ce couple maudit épingle la candeur sur le mur ensanglanté des grandes théories qui ont toujours conduit le monde au désastre. A méditer.

Guo Songfen, Récit de lune, traduit du chinois (Taiwan) par Marie Laureillard, Zulma, septembre 2007, 143 p. – 9,50 €