Le mur du sound

Le mur du sound

Il y a celles qui ne se sont pas maquillées, le bénard un peu bas, le nombril à l’air, le piercing au vent, dans un exquis mélange afro-techno somme toutes assez récent, mais très en vogue. Elles ont la dreadlocks asséchée du cheveux européen pas prévu pour, le paquet de tabac calé dans la pochette en bandoulière, la bière mise en avant pour traverser la salle… Et puis, il y a les autres, vestiges d’une féminité oubliée dans un monde de mecs (entendez « mec » dans son acceptation la plus virile, la plus socialement inscrite dans les codes). Elles sont toutes là, le pied à l’affût des rythmes de la basse, vaguement disponibles, tournées vers la scène.
Non, il n’est pas simple d’être une femme dans un « sound-system » !

« Comment ? » S’étonnera-t-on de toutes parts, « mais le rasta est sympa ! ». Certes, la locks, tout le monde le sait, inspire confiance. C’est indéniable. On la voit s’agiter dans les pubs, sur les plateaux télés… elle est très recommandée. Ces cheveux torturés révèlent tout un passé, la démarche nonchalante réinvente un art de vivre, les fringues un peu larges la liberté de mouvement si chère à la SNCF. Tout cela est vrai. Mais le rasta en sound-system n’est pas là pour rigoler. Lui qui faisait un « big up » enjoué aux « sisters » du quartier ne leur porte plus la moindre attention. La « gal » (qui signifie la « fille » en jamaïcain) ne l’intéresse pas, qu’elle est eue la patience ou non de tourner des dreadlocks autour de ses doigts.
Sur scène, une compétition endiablée se joue entre plusieurs sound-systems (un « clash ») et le public est juge. Le moment est important, les groupes se resserrent. Les armes étant interdites, les hommes ont délaissé les fameux « gun salute » qu’ils tiraient en l’air pour manifester leur contentement. L’attribut viril supprimé, les femmes auraient légitimement pu espérer se faire entendre. Que nenni ! Ils vocifèrent des « Boo ya kah » enragés : aucun timbre féminin ne peut rivaliser. Au mieux elles élèvent quelques briquets, pour participer. Car la femme en sound-system est l’incarnation même du concept de « raggamuffin » au sens premier du terme (« rag » qui signifie « haillons » et « muff » qui signifie « emporté ») : une personne qui se débrouille pour survivre en utilisant tous les moyens à sa portée sans trahir les siens ! Elle a la faiblesse d’aimer le ragga, (reggae digital apparu vers les années 60), et c’est là tout son problème. Ce style musical, dont l’invention est généralement attribuée à U-Roy, est clairement masculin. Bounty Killer, Anthony B, Cappleton, Buju Banton, Sizzla… en sont devenus les rois. Pas que ces braves hommes n’aiment pas les femmes, non ! Ils leurs rendent des hommages saisissants dans les textes en exprimant, par le biais de nombreux synonymes (« punaany », « bombored », « pussy », « pum-pum », « tunti »…) tout l’intérêt qu’ils portent à leur sexe. Elles dansent. Peu importe finalement puisque la musique est là, les voix touchent en plein cœur. Le DJ, grisé par le succès, effectue un « pull up » saisissant en remettant le morceau au début. C’est l’hystérie ! Ces messieurs sautent ! Que la femme qui peut résister à la gifle d’une dreadlocks en plein mouvement de tête me jette la première pierre ! Alors ces dames reculent, laissent la place dans un mouvement de survie. Il y a une espèce de communion masculine qui s’impose, une complicité de rugbyman. Mais le ragga n’est pas qu’un sport de mec, loin s’en faut. Il y a des chanteuses incroyablement douées qui résistent, combattent pour une place qu’elles méritent.