Lettres imaginaires à l’enfance brisée

Lettres imaginaires à l'enfance brisée

« Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai » (air connu) « Malbrouck s’en va en guerre, mironton mironton mirontaine » (air connu)

Voilà, sous la forme épistolaire, un monument sensible et beau érigé à la mémoire collective. Bien au-delà de la collecte scrupuleuse d’une somme de vécus réels, Messaoud Benyoucef a choisi la littérature pour faire parler, à sa manière, une période trouble et déterminante de notre passé national que l’on ne connaît parfois que dans les manuels scolaires. Dans le récit « Lettres à Jeanne », les deux maîtres mot sont « tact » et « pudeur ». Car sans jamais verser dans la moindre sensiblerie ou un pathos facile pour évoquer ce drame planétaire, ce livre nous offre une voix générique et des centaines d’autres dans un concert jamais assourdissant. Bien entendu c’est le drame historique entre la France et l’Algérie qui est évoqué principalement mais c’est bien plus que cela que l’on trouve dans cet ouvrage, carrefour de vies brisées, mutilées ou marquées par la joie, le quotidien ou l’absence.

Dans une scénologie simple mais jamais simpliste, digne et très respectueuse, Messaoud Benyoucef impose son style et sa patte élégante. Pas de codification poussée à l’extrême, pas de mise en abyme qui brouillerait les lettres, ou gâcherait l’émotion, la vérité des sentiments. Mais un savant mélange souvent poignant, jamais gratuit ni factice entre témoignages réalistes et souvenirs du temps où le siècle avait un rendez-vous cruel avec lui-même.

L’écriture fictionnelle touche parfois bien plus juste que ce que les acteurs d’un drame auraient pu raconter de leur propre expérience personnelle. Un artiste a ce don précieux de faire parler les autres, de devenir le moyen d’expression de la multitude avec une évidence désarmante. Il faut un formidable talent de conteur, de l’intuition et la vision globale d’un événement pour arriver à une telle panacée formelle. On ne doit bien entendu pas sentir le travail ni entrapercevoir les coulisses. L’auteur doit avoir cette distance nécessaire avec l’objet de l’évocation et l’œil sûr du metteur en scène. Dans cet exercice périlleux Benyoucef est impérial.

C’est l’Humain avec un grand « H » le grand héros de ce livre en forme de puzzles colorés, bouleversants. Sans jamais se sentir ni voyeur ni juge de telle ou telle histoire ou « personnage », on regarde cet album de photos jaunies et vivantes avec tendresse, sans fausse compassion ou sentiment de circonstance. « Jeanne » et son itinéraire sont le prétexte éponyme de ce livre qui permet de fixer des évènements essentiels, de voyager dans des vies imaginaires. La fille de l’instituteur croise d’autres copains et copines de classe figés eux aussi sur la pellicule datant de 1955.

Il faudrait un jour que le grand public comprenne qu’un tel regard de l’écrivain sur la société vaut bien tous les documentaires et autres images d’archives. En tout cas il dit autrement et de manière complémentaire sans jamais se substituer au réel. Parfois, des grandes guerres, il ne reste que les témoignages des poètes ou des peintres, ce n’est pas un hasard car une belle œuvre s’inscrit toujours dans le temps.. On touche-là à la fonction et à la spécificité première du littérateur, formidable observateur, anticipatif et diariste des vies rêvées qui a su sentir, avant tout le monde, les véritables enjeux, la beauté et laideur de son humanité. Car lui seul sait, en médium inspiré, ce qu’il faut en dire, et comment narrer de manière optimale les parcours de l’intime.

Lettres à Jeanne, Messaoud Benyoucef, L’Embarcadère, 122 pages, 14 euros. Couverture d’Agnès Sioda.

Lettres à Jeanne, Messaoud Benyoucef, L’Embarcadère, 122 pages, 14 euros. Couverture d’Agnès Sioda.