"Ce grand corps à la renverse", Bernard-Henri Levy

 "Ce grand corps à la renverse", Bernard-Henri Levy

Donc, j’y vais…

Je passerai sur cette fameuse conversation téléphonique Sarko-BHL, elle a été largement reproduite, commentée. Au fond, rien que de très banal.

À ceci près que j’ai noté (page 16), à propos de Nicolas Sarkozy :

« […] sujet “sartrien”, vraiment, car le seul être que je connaisse qui soit, à ce point, dénué de for intérieur… »

Cette seule phrase m’a du reste conduit à écrire ici même un article « Qui êtes-vous Nicolas Sarkozy ? »

Revenons au cadavre…

Je passerai sur le tourisme politico-philosophique où BHL tient bien en main le micro :

« Mesdames et Messieurs, notre bus va nous conduire sur les quatre lieux stratégiques de notre voyage : 1) Vichy ; 2) la guerre d’Algérie ; 3) Mai 68 ; 4) l’Affaire Dreyfus. »

Certes, BHL est très doué, le commentaire est passionnant, documenté mais, mais tout ça en 400 pages, faut avoir du souffle pour cavaler derrière le guide.

Voyez-vous, ça m’ennuie d’avoir à dire ça, ça m’ennuie d’avoir éprouvé la même chose avec American vertigo, c’est-à-dire d’avoir lu une sorte de digest de l’histoire du monde. D’autant que la plupart du temps c’est imparable : comment ne pas être (quand on est comme moi quelqu’un de gauche plutôt pas belliqueux et avec l’envie que tout ça se calme, qu’on ne foute pas d’huile sur le feu là où les braises n’en finissent pas de se ranimer) comment ne pas être séduit ?

Il y a dans Ce grand cadavre à la renverse, comme dans la plupart des livres de BHL, des fulgurances qui me bouleversent, ainsi, page 375 :

« De nulle part. De partout. De ce lieu sans lieu qui est le vrai lieu de naissance des idées » ; page 41 : « On peut n’avoir pas le même Dieu et adorer les mêmes saints. »

Que les choses soient claires, je me sens minuscule, un tantinet ridicule à commenter ce livre. Mais je l’ai demandé, ce livre, à Bernard-Henri Lévy qui me l’a fait parvenir en chronopost avec une très gentille, et je le crois bien, une très sincère dédicace. Je me sentirais même indécent s’il n’y avait pas eu ce quelque chose dans le livre qui m’a fait bondir, quelque chose qui m’a mis réellement en colère ; s’il n’y avait pas eu ça, ces quelques phrases je crois que je n’aurais rien écrit sur ce livre, je crois que j’aurais eu peur, je crois que j’aurais préféré un silence de mauvais éducation à un article de complaisance.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’amitié exige la franchise. La mienne, de franchise, sera de dire à BHL :

« Je vous trouve, cher Bernard, indispensable dans le paysage intellectuel européen, je sais comme vous que “les cimetières sont remplis de gens indispensables”, je sais ces petits glissements dans le texte qui nous permettent de rebondir, de ne pas réellement approfondir ce que l’on a commencé de dire. Vous avez mené cette vie, dans les idées et les actes, qui vous permet d’aller à peu près partout avec souvent la plus grande pertinence. Vos combats sont multiples, j’en connais quelques-uns et, pour me pousser un peu du col, nous en avons même partagés parfois par personnes interposées. Nous aimons vous et moi Francis Jeanson que vous tenez pour “l’honneur de la France“ que nous avons rencontré et que je rencontre encore ; nous avons soutenu Robert Redeker et j’ai filmé votre intervention à Toulouse en 2006 lors de l’unique réunion publique en sa faveur. Il y a çà et là des points de rencontre, dirai-je, physiques ? J’ai même écrit un roman où je vous mettais en scène en jeune fille un peu zarbie et vous m’avez encouragé à publier ce roman qui n’était pas comme Libé l’a écrit un cirage de pompes, bien au contraire.

Pas mal de vos livres m’ont ennuyé, ce qui pourrait signifier que je ne suis pas à la hauteur, ce que je vous confirme sans difficulté. Je ne suis pas encore de ces imbéciles qui condamnent sans appel ce qu’ils n’aiment pas et ce que, la plupart du temps, ils ne comprennent pas. Non, mon propos n’est pas là. Mon propos c’est que d’un côté il y a cet homme courageux, oui, je dis bien courageux, qui a mis sa peau en jeu, disons même en péril, sur la Bosnie en particulier ; il y a cet homme qui reste de gauche alors qu’il aurait toutes les raisons de s’en tamponner un peu le coquillard de la gauche, et qui, avec son argent, sa félicité conjugale et tout ce qu’on voudra pourrait se distraire dans d’autres activités bien peinardes.

Au fond, ce qui ne gêne dans vos livres pourrait bien être ce quelque chose que je suis ici même en train de faire : des glissements successifs vers l’anecdote ou, plus justement, la petite histoire perso qui vient s’immiscer dans la grande. Mon terrain d’action, ma culture, ma surface commerciale enfin bref, tout ce que je suis, tout ce que j’ai fait ne me permet que des intrusions dérisoires, mais, dans ces faufilements on y gagne une certaine légitimité. Vous êtes, incontestablement légitime dans tout ce que vous écrivez : vous avez rencontré, croisé, frôlé les plus grands, les plus puissants, les meilleurs et les pires personnages de la scène internationale depuis plus de trente ans. Du reste, dans votre livre un chapitre s’appelle 30 ans après, et j’ai même cru que ce serait le titre du livre. Passons, passons comme vous passez très vite dans ce dernier livre comme dans beaucoup d’autres.

Mais quelque chose ne passe pas dans Ce grand cadavre, quelque chose me reste en travers de la gorge, quelque chose m’indigne, et vous comprendrez que j’entends à mettre toutes ces précautions avant de vous dire mon cher Bernard, que là, sur ce point précis, je crois, j’en suis même sûr, absolument certain, vous vous trompez. Oui, là, vous vous trompez et j’espère trouver les mots, les formules pour ne pas être ridicule au moment où je vais “tomber le masque“.

Avant cela, un mot, ou deux ou trois sur ce qu’il y a de formidable dans ce livre, à commencer par votre acharnement à ne pas condamner, définitivement la gauche et pourtant, parfois, il y aurait de quoi (je plaisante bien sûr). La gauche, on a souligné ses rendez-vous ratés avec l’Histoire, et cette non assistance à peuple espagnol en danger face à Franco de Blum n’est pas le moins douloureux. Mais je ne veux pas me lancer dans cela : j’y serais court très vite et je ne veux pas, par quelque maladresse desservir cette gauche que je veux, moi aussi, défendre et dire que si elle est, la gauche, ce grand cadavre à la renverse où les verts se sont mis (Sartre, préface à Aden Arabie de Paul Nizan, 1960) il est bien des droites que cela n’honore pas, loin s’en faut, d’être debout le nez dans le champagne.

Puisque nous sommes sur la gauche, restons-y un instant, voulez-vous, et saluons Ségolène Royal avec le respect qui lui est dû et dont vous faites preuve mieux que je n’aurais su le faire. Vous racontez ce que la gauche, une certaine gauche lui a fait subir, et il n’y a pas de quoi être fier. Un certain Jospin vient d’en remettre une couche et quelle couche, et de quoi, je vous le demande, mais son livre vient trop tard pour qu’il soit dans le vôtre…

Bernard, il va bien falloir que j’y arrive à ce qui m’a hérissé, et voilà qu’à cette approche me voilà bien moins faraud. Tenez, c’est page 265, en fin de paragraphe. Page 265, j’y vais, je coupe les amarres, désormais je suis perdu : “ […] l’anti-américanisme est une métaphore de l’antisémitisme.“

Je donne le paragraphe : « Car on aura compris que, chez la plupart de ceux que j’ai cités, chez Maurras, chez Drieu, chez Valois ou Bernanos, chez les porte-parole de l’extrême droite d’aujourd’hui, le glissement sémantique est permanent : on dit “Amérique” mais on pense “juifs” ; on dit “impérialisme américain” mais on pense “puissance, domination, conspiration juives” ; l’anti-américanisme est une métaphore de l’antisémitisme. »

« L’anti-américanisme est une métaphore de l’antisémitisme. » écrivez-vous, alors insulté, oui, là insulté je suis, deux fois plutôt qu’une…

Je lis, quelques pages plus loin, page 271 exactement, je lis : « L’anti-américanisme est, lui aussi, le progressisme des imbéciles. »

Alors voilà : que je sois un imbécile n’est pas grave. Mais, comme je ne me sens pas unique, comme je pense même que je ressemble à beaucoup de gens, je me dis que, au total ça doit faire pas mal d’imbéciles. Ce n’est pas grave, pas grave du tout. Ce qui l’est, c’est de me dire que 1) je suis d’extrême droite dans mon anti-américanisme – et cela, à la limite, ce n’est pas le plus inquiétant. Ce qui est, pour moi, le plus inquiétant c’est cet amalgame, anti-américanisme et antisémitisme, et là, je ne suis pas preneur, pas preneur du tout. Et ce pour une raison simple, très simple mais essentielle : les juifs ont été martyrisés, massacrés pour ce qu’ils étaient… c’est bien en tant que juif qu’il fallait, dans le délire nazi entre autres, les exterminer…dans leur essence même… Il était question de leur interdire d’exister. Outre que le saut antisémitisme me semble – et les touches de mon clavier ici sont rétives – difficile, voire inconcevable, j’entends moi reprocher aux Américains (et soyons prudents encore une fois : quels Américains ?) j’entends dis-je reprocher aux Américains ce qu’ils font. Quel rapprochement possible entre ces deux termes : reprocher à certains ce qu’ils sont de reprocher à d’autres ce qu’ils font ? Guantanamo zone de non droit… Ai-je inventé cela ? Est-ce qu’il n’y a pas cette zone de non-doit voulue par l’Amérique officielle ? Je répète : zone de non-droit… Et je ne commenterai pas cela.

Devrais-je m’interdire de montrer certaines préventions envers l’Amérique (et j’entends celle qui se manifeste à travers ceux qui la gouvernent) au prétexte fou, insensé, inimaginable, hors de propos serais-je tenté de dire, au prétexte que des malades, je dis bien, des malades ne sont par revenus (et ne reviendront peut-être jamais) de leur haine des juifs ? Je veux pouvoir dire, et sur un plan, sur un plan particulier, ce plan complètement absent chez BHL, que l’Amérique met toute la planète en péril. Oui, sur ce plan particulier l’Amérique nous menace tous, et ce plan, ce plan dérisoire, bon pour les gogos, pour les hallucinés, pour les regardeurs du monde par le petit bout de la lorgnette c’est, oui, c’est l’écologie…

Alors voilà, j’ai l’air bête tout à coup, je sais, de lâcher ça quand on a pris à bras le corps l’histoire des dictateurs, de Vichy, de Harkis (et pardonnez-moi de ne pas respecter de hiérarchie dans la nomenclature de l’horreur) de l’extermination, toutes exterminations, douces et dures, shoah, goulag, la liste n’en finirait plus, pardonnez-moi aussi d’intervenir avec la petite suffisance du Vert que je ne suis pas mais de l’homme soucieux des hommes que je suis, et de nos frères humains à venir.

Je récapitule donc : je suis d’extrême droite et par voie de conséquence antisémite parce que je condamne la politique irresponsable de l’Amérique et sur l’écologie et sur l’Irak, oui, je pourrais dire comme j’ai été hostile à cette deuxième guerre (je vais dire seconde pour qu’il n’y ait pas de possibilité de troisième) ; et continuons : suis-je antisémite quand je dis que l’Amérique consomme plus de 70% des réserves naturelles de la planète ? suis-je antisémite quand je dis que si le reste du monde se comportait comme l’Amérique il faudrait que la Terre soit 6 fois plus grande ? suis-je antisémite quand je dis que le culture européenne et même au-delà est en train de disparaître ? Ne puis-je dire cela, naïvement, responsablement cela, moi qui ai vécu jusqu’en 1958 avec les Américains ?

Allez, il faut en finir : ne puis-je dire cela, tout bêtement cela, moi qui, mais oui, moi qui aime l’Amérique…

J’ai, au terme de ce papier, sincèrement, très sincèrement conscience de ne pas m’être honoré, et je sais que j’ai fait ce que je déteste qu’on fasse : j’ai réduit un livre à quelques lignes… Juste, si vous le permettez ceci : bien, c’est bien, magnifique de brasser les idées de l’histoire, mais MAIS c’est, quelque part, assez facile lorsque l’on est doué, que l’on a une bonne culture etc, mais, et j’aurais envie ici d’invoquer Sartre, je suis moi pour que nos meilleurs intellectuels se mettent les mains dans le « cambouis » du quotidien, du pas très relevé dans l’ordre des idées. Pensez-y : l’écologie.

L’écologie c’est le corps, et nous en avons besoin du corps… Que serait un monde sans corps ? Souvenons, Heidegger qui, selon Steiner, aurait rêvé d’ « une planète vide dans le soleil grec du matin. ».

Voilà, c’est ce que je pense.

Ce n’est sans doute pas brillant, mais j’aurais essayé d’y mettre du style (c’est le moins que je pouvais faire), et peut-être pour finir, cette adresse à mon ami Bernard-Henry Lévy : « Ne devenez pas une statue du commandeur… »

Bernard-Henri Lévy, Ce grand corps à la renverse (Grasset).

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