Les Haltes – Rentrée littéraire 2007

Les Haltes – Rentrée littéraire 2007

Muhammad ibn Abdallah al-Niffari, qui serait mort en 354 de l’hégire, soit en 965 de notre ère, a dessiné sa vie vers une quête sans fin de l’Absolu. Ce qui, pour l’historien, n’est pas gage de facilité car un tel destin laisse peu de traces pour la postérité. Mais pour notre plus grand plaisir, il écrivit des textes courts et des poèmes en proses que son petit-fils classa après sa mort. Ce qui nous donne aujourd’hui ce recueil dense et intemporel.

Réédition d’un précédent ouvrage paru en 1995 chez Fata Morgana, ce livre calligraphié d’une poésie de la pensée s’affiche comme un substrat à la dialectique, et le moyen privilégié de toucher ce fond commun où la pensée – et ce qui la nie – ne font plus qu’un, matérialisant ainsi la vision de l’Unique qui se donne dans sa simplicité première.

Ayant mené une vie d’errance, al-Niffari laissa derrière lui une œuvre qui devint très vite l’un des piliers de la littérature mystique de langue arabe, tout en se plaçant en marge car il s’appliqua à procéder à une rupture totale avec la forme de la narration aussi bien qu’avec le contenu décrit de l’expérience mystique. Cette vie, matériau idéal à décomposer, se retrouva projetée en tant qu’acte créateur poétique par excellence, peint dans une tension absolue qui découlait d’un espace et d’un temps abstraits.

Nous sommes ici au cœur d’une transcendance qui crée sa propre forme expressive, ni prose ni poésie pour n’être que poésie empreinte d’une prose sacrée qui inaugure la représentation de la pensée. Concept unique qui s’impose dans la contradiction car il se constitue comme pensée, se plaçant, du point de vue du canon de la forme, dans l’ellipse par nature et la métaphore comme résultat ; n’oublions pas que la poésie a ceci de singulier qu’elle peut simultanément dire la chose et son contraire …
Ainsi, al-Niffari abolit-il le temps tout en conservant l’amplitude du mouvement pour donner naissance à une musique particulière, même lorsqu’il marque une halte, car la mesure métrique suit l’image du savoir, en tant que souvenir du révélé, donc en tant que limite de l’illimité, et se fond alors dans la fuite du poème vers sa continuité comme le sucre se diluant dans l’eau …

Ces haltes ne s’articulent point selon un ordre précis, se jouant du temps et donc des étapes, mais elles illuminent l’Unique pour le célébrer dans une langue d’une rare fraîcheur. Ce souffle que al-Niffari imprime dans ses textes marque un style naît d’une inspiration où se fond la parole, jaillissant comme fontaine en plein désert au milieu de la langue parlée, puis s’immobilise autour d’un mot, s’enroule autour d’une phrase, pour devenir la parole suprême.

La halte est un arrêt dans le langage lui-même, une coupure dans le discours rationnel, une suspension de tout l’être de la raison se confondant avec l’être du langage. Ainsi, la prose non rimée d’al-Niffari se déploie à travers un rythme qui tisse un canevas entre forme et contenu.
Soit ouvertes soit fermées, les figures rythmiques se combinent dans un mariage impossible pour créer une présence fantomatique au service des mots. C’est ainsi, par la seule vertu du rythme, que s’indique au lecteur l’indicible, dans un mouvement circulaire qui rétrécit la phrase pour libérer la vision.

Le principe suivi dans cette traduction échappe à l’esprit d’érudition afin de laisser la poésie parler de poésie. En se libérant de toute forme régulière et rimée elle stigmatise la poésie de l’intérieur. Ainsi la pensée d’al-Niffari apparaît lucide et compréhensible car le texte nomme, dit, présente ; et ce faisant il dispense le lecteur de se demander ce qu’il veut dire : il agit alors par fascination.

Niffari, Les Haltes, traduit de l’arabe (Irak), présenté et calligraphié par Sami Ali, coll. "La Petite Bibliothèque", Sindbad/Actes Sud, septembre 2007, 104 p. – 12,00 €