11 AVRIL - Nouvelle -

11 AVRIL - Nouvelle -

Il est presque Minuit. La maison est silencieuse. Quelques bruits familiers viennent de la rue. Hadja Fatima ne dort pas. Elle ne dormira pas tant que son fils, Oussama, ne sera pas rentré. Elle vient d’allumer pour regarder au réveil l’heure qu’il est. Minuit dépassé ! Jamais il n’est rentré si tard ! Que se passe-t-il ? Que lui est-il arrivé ? Il était invité chez des... Les comment, déjà ? Oh, peu importe ! Des gens qu’il fréquente ! Des amis de la foi, comme il dit. Elle n’aime pas ces amis-là !
Elle ne dort pas : elle pense. Pourquoi a-t-il fallu, pourquoi faut-il encore, que tout soit si difficile avec Oussama ? Si seulement il avait été aussi facile à élever que sa sœur ! S’il s’était laissé guider ! S’il s’était laissé faire !

Sa sœur, Khadîdja, en voilà une qui est maintenant bien casée mariée qu’elle est à un gendarme ! Gendarme : en voilà un métier qui paie bien en Algérie ! Un véritable métier stable dans ce pays où être au service du pouvoir est un gage de réussite ! Hadja Fatima sourit en se rappelant qu’aux débuts des années 90, le gendarme qui arrêtait les sympathisants du FIS était celui-là même qui la veille venait cueillir les militants démocrates et laïques hostiles au régime en place.

Mais Oussama ? Si seulement il avait voulu l’écouter, s’il avait voulu écouter l’imam Abdelallah ! À l’heure qu’il est, au lieu de mettre sa vie en péril comme il est sans doute en train de faire, il serait imam comme son défunt grand père... Il est si intelligent ! Non allons, il ne faut tout de même pas qu’elle exagère ! Elle était prête à le suivre de cure en cure, l’accompagnant dans son ascension. Mais non ! Il a toujours fallu qu’il n’en fasse qu’à sa tête ! Il a toujours fallu qu’il la tourmente ! Déjà tout gamin... Puis avec son adolescence où il courait la gueuse... Et maintenant avec ses nouveaux amis barbus avec lesquels il rêve jour et nuit de libérer l’Irak des mécréants qu’ils l’occupent... Mais qu’est ce qu’il lui traversent par la tête ce jeune homme la ?

Elle a cru entendre un bruit en bas. C’est lui enfin sans doute !
" Oussama, c’est toi ? "

*

Oussama a 19 ans, il en aura vingt en avril prochain et il plonge résolument son regard dans celui de l’agent de sécurité posté à l’entrée du palais du gouvernement. Lieu emblématique du pouvoir algérien. L’antre du diable pour Oussama. Ses instructions sont simples : pénétrer avec sa camionnette à l’intérieur de la cour du palais et actionner ensuite la charge explosive. Il mourra certes. Mais il débarrassera ainsi le pays de cette vermine qui mènent les musulmans à la dérive. C’est ce que son émir s’est efforcé en tout cas à lui inculquer durant des mois entiers au maquis. Tu seras le nouveau héros de l’Islam, lui dit-il. Toi, l’enfant digne de la foi islamique tu vaincra ces kouffars avec ton sacrifice. Dieu saura récompenser tes louables actions. Les ennemis de Dieu iront en enfer par la grâce de ton sacrifice. C’est le paradis et ses houris qui t’ouvriront, honorable martyr de l’Islam, les bras pour t’accueillir dans le monde de la félicité et du plaisir. Le royaume de Dieu est à la portée de ta main Oussama…

Ce discours est terriblement bien ancré dans le cerveau d’Oussama. L’émir et tous ses frères « combattants » lui avaient bien expliqué que les générations futures citeraient son nom en héros ! Un sentiment de confort et d’assurance habite désormais Oussama. En cet instant, seuls quelques pas le séparent de la mort.

Il regarde toute la placette du palais du gouvernement sans confusion aucune, sans crainte si ce n’est celle, toujours présente, toujours à l’affût, de pouvoir, à tout instant et par quelque maladresse de sa part, de perdre trop vite et trop bêtement le contrôle de soi. Il se perd un moment dans l’eau vive de cet autre regard d’une jeune femme qui venait à peine de sortir du palais du « vice ». Elle était si belle, si enchanteresse. En dirait une houri du paradis, pensait Oussama. Et bien ma douce tu l’as échappée belle cette fois-ci, dit-il en sourdine.
Des hommes, des femmes, des jeunes, des personnes âgées, nombreux sont ceux et celles qui vaquaient à leurs occupations dans les alentours du palais. Ces gens-là méritent-ils de mourir ? La question a effleuré tout juste l’esprit d’Oussama dont l’obsession meurtrière l’éloigne de toute sorte de questionnement et de remise en cause.
Il faut faire le maximum de morts. Ces gens-là sont tous des mécréants à la solde du pouvoir impie. N’épargnes personnes. Dieu en te sera reconnaissant ! Lui a-t-on ordonné à maintes reprises.
« L’émir et mes frères de l’Islam ont raison. Si pour éliminer tous les ministres véreux qui vont se réunir dans ce palais aujourd’hui il faut exterminer ces gens là alors tant pis. Dieu me pardonnera cette bévue car ma cause est des plus nobles ! »

*

Le soleil regardait fixement Alger ce 11 avril. Les rayons qu’il distillait perçaient les visages blafards des algérois. Tout ce qui parait écrit et gravé sur leurs figures ne laissaient en aucun cas présager qu’un jeune de 19 ans se suiciderait en kamikaze aux portes du palais du gouvernement.

Cette journée du 11 avril était belle et même trop belle pour célébrer la mort. Que va penser le peuple de mon martyr ? Se demanda Oussama. Peu importe, se ressaisit-il. Le peuple algérien est déviant. Aveuglé par les artifices de la vie matériel que le pouvoir impie lui offre, les algériens se sont gravement écartés des préceptes de l’Islam, jugea Oussama. Mon martyr insufflera à coup sur la terreur dans leurs cœurs. Ils réintégreront dés lors le droit chemin d’Allah !

En attendant, les minutes s’égrènent et c’est le visage de Hadja Fatima qui revient toujours en force dans l’esprit du jeune kamikaze.
Il y a quelques jours, alarmé, ne voyant pas comment faire autrement et craignant quelque éclat de dernière minute au cas où il aurait aimé la prévenir, après bien des tergiversations, Oussama aurait cru bon de parler à sa mère de son « martyr ». Histoire de la préparer au deuil et de lui expliquer l’importance et la nécessité de cette opération qui serait, aux yeux d’Oussama, non seulement bénite mais commandée qui plus est par la volonté divine ! Mais, il en a jamais trouvé le courage.

Sera-t-elle fière de lui ? Certainement pas. Aurait-elle été d’accord avec lui ? Naturellement, non. Oussama connaît très bien sa mère. Il la voit encore devant lui en train d’essayer de le faire raisonner.
Mon fils, il y a une grande différence entre lutter contre le mal et vouloir le punir, lui dit-elle souvent. Seul Allah tout puissant a le droit de punir et de juger. Toi, tu n’es qu’un simple mortel.

Leurs débats et leurs joutes d’esprit durèrent des nuits entières. Il en avait d’ailleurs toujours gardé un souvenir intact.

- Oh mère ! Fais-tu semblant de ne pas comprendre ? Les mécréants, les impies, les ennemies de Dieu et de l’Islam gouvernent le monde et y sème l’hérésie. Les musulmans sont partout massacrés et persécutés. Le Jihad est la voie ultime qui nous reste à emprunter.
- Mon fils, je te plains. Que connais-tu du Jihad ? Sais-tu que c’est d’abord un travail spirituel sur soi-même ? Et puis ne te méprends pas. Les grands changements, les grands progrès ne se sont jamais réalisés par la force du glaive ou du sabre, mais bien par la sagesse de l’esprit.
- Ah oui ! Alors, tu préfères qu’on cause de la sagesse avec nos gouvernants qui pillent les richesses de notre pays et brade sa souveraineté aux puissances étrangères ! Tu préfères qu’on reste les bras croisés face à ces potentats dévergondés qui se repaissent de débauche. Le peuple crie chaque jour sa faim, nos jeunes se noient dans la mer au grand plaisir des requins parce qu’ils cherchent à vivre sous d’autres cieux, nos veuves et nos orphelines se prostituent pour survivre, et nos dirigeants se prélassent en Occident avec l’or des pauvres…

- Oui, je suis d’accord avec toi, tout cela doit changer. Ce mal ne doit pas perdurer encore. Mais comment opérer le changement ? Par la violence, le meurtre, le crime en masse ? Veux-tu secourir des innocents en faisant d’autres victimes innocentes ? De quel Jihad tu me parles ? Cherches-tu à libérer ton pays d’un régime corrompu et criminel pour lui imposer un autre qui ne respecte aucune liberté humaine ?

*

Hadja Fatma avait tant coutume de lire en son fils comme en un livre ouvert qu’elle n’avait pas tardé à sentir le changement qui s’était opéré en lui et il lui avait fallu encore moins de temps pour comprendre ce qui en était à l’origine. Dès lors le fanatisme religieux dont elle ne s’était tout d’abord pas méfiée n’avait pas tardé à devenir pour elle une source d’inquiétudes. Un danger pour son jeune fils, certes, mais un danger qu’elle n’avait voulu prendre tout d’abord que pour valeur négligeable. Un danger qu’elle se sentait capable d’éliminer rapidement grâce à l’emprise qu’elle était certaine d’avoir sur son fils.

Sûre donc de son pouvoir, incapable de croire à la puissance de la manipulation et du bourrage de crâne, se refusant à accorder à Oussama l’âge effectif qu’il venait d’atteindre, feignant de croire qu’il ne s’agissait-là que d’une simple mésaventure de jeunesse, se disant que tout passe, que tout lasse et que tout casse hormis, bien sûr, les liens charnels qui unissent la mère à son garçon, elle avait d’abord laissé faire. Pour voir.

Mais peu à peu, à de petits détails pour elle seule révélateurs, elle s’était rendu compte, non pas de son erreur car elle n’aurait jamais voulu la reconnaître, mais de l’inexactitude du jugement qu’elle avait formulé à propos du degré d’influence qu’elle se devait d’accorder au fondamentalisme islamiste sur son fils. Et alors elle était passée à l’attaque.

Mais parce qu’elle se sentait mesquine tout de même, mal à l’aise, honteuse d’être, somme toute, coupable de négligence vis-à-vis de son enfant, c’est aux acolytes d’Oussama qu’elle s’en prit les accusant pour se justifier de pousser son fils dans les bras de la mort sans le moindre scrupule, sans la moindre honte, sans seulement tenir compte du fait qu’elle était veuve et avait besoin de son unique fils.
Elle essayait de se persuader, et elle y parvenait aisément, que ces barbus tous soi-disant repentis aujourd’hui se servaient de son fils Oussama comme d’un leurre ou d’un appât afin de séduire d’autres garçons en crise existentielle et de s’assurer ainsi à leur détriment le concours de sang frais et de bras valides qui puissent plus tard servir de chair à canon dans leur guerre sainte contre les impies de la terre et les ennemis d’Allah !

Le temps de l’action et de la réprimande était venue pour Hadja Fatima. Malheureusement, elle s’était rendu compte que le virus qu’on avait inoculé à son pauvre fils avait fait de son cerveau un récipient d’idéologies rétrogrades. Pis encore, la haine qui sommeillait dans le cœur d’Oussama dévorait tout sur son passage. Hadja Fatima fut plus que jamais effrayée par les accents démoniaques par lesquels Oussama voulut tisser son destin.

Et puis, avec le temps les choses s’étaient encore détériorées et depuis elle avait saisi que la mort risque bien de lui ravir un beau matin son fils de ses propres bras.

Pour Hadja Fatima, une réaction appropriée était plus qu’urgente. Son instinct maternel lui inspira pas mal d’idées lugubres. C’est ainsi que la compréhension dans ses rapports avec Oussama céda la place à de palpables tensions. Les phrases qu’elle émettait en disait long par ailleurs.
Tu rentres bien tard ! Ta pauvre mère t’attend et se fait du souci pour toi !
Quelques fois en étant plus âpre, plus acide, plus directe :
Le temps que tu passes à la mosquée est un gâchis. Cherches du travail au lieu de glander toute la journée en jouant au fakih alors que tu ne comprends absolument rien au Coran. La prochaine fois, tu n’as qu’à aller chercher à manger avec la sueur de ton front, je n’accepterais jamais un fils assisté.

Je ne te vois plus, je me demande ce que tu peux bien leur trouver tes charmants amis barbus ! Il est vrai qu’ils ont un passé glorieux et des mains souillées par le sang des innocents qu’ils ont assassinés. Je sens d’ailleurs en toi l’odeur nauséabonde de ces pourritures de terroristes !

Oussama de son côté sut comment déjouer la tactique adoptée par sa mère. Pour désamorcer la bombe. Pour faire cesser le suspense car il la connaît un peu trop sa mère pour se laisser entraîner dans une confrontation frontale. Il sait que sa mère connaît trop bien les tours et les détours de son comportement pour augurer quoique ce soit de bon ou de mauvais de ces actes. Oussama le sent,Oussama le sait, le temps de couper le cordon ombilical est venue. Le 11 Avril se pointe à l’horizon. Et rien ne doit mettre en péril le bon déroulement de l’opération. Oussama se dit enfin qu’il retrouvera tôt au tard sa tendre mère au paradis. Et là, elle comprendra peut-être le bien-fondé de son martyr…

*

L’atmosphère de la camionnette est celle d’un camp retranché en l’attente de l’assaut de l’ennemi. Aux portes du palais du gouvernement, c’est le lourd silence de l’abri menacé au-dessus duquel ronflent les bombardiers qui pourraient bien, on le craint, d’un instant à l’autre laisser fondre sur vous leur charge meurtrière. C’est l’heure où les plus incroyants, tandis qu’il en est encore temps, se mettent à prier afin de préserver, si c’est encore possible, et leur vie temporelle soudain mise en péril et l’autre, éternelle celle-là, qu’ils finissent par craindre de trouver au-delà de la mort, au-delà d’eux-mêmes.

C’est pour Oussama la dernière minute doucereusement angoissante où il prie, lui aussi, où il analyse le moindre froissement, le moindre frôlement, le moindre chuintement comme s’il s’attendait à y trouver l’augure de ce qui va se passer lorsqu’il actionnera la charge explosive. Un jeune agent de sécurité, aussi jeune que lui, s’approcha de lui et l’apostropha :

- Qui êtes-vous ? Où allez-vous comme ça ?

Oussama le regarde. Il pénètre les rétines de son interlocuteur. Il y voit sa mère affolée, épouvantée, lui lançant : ne fait pas cela mon fils !! Mais c’est déjà trop tard. Oussama éteint son humanité. Le lendemain, le monde entier vit sur Al-Djazeera la figure et le sourire angélique de ce jeune qui laissa derrière lui mort, ruine, sang et désolation…