Le Fils de la putain - Nouvelle

Le Fils de la putain - Nouvelle

Ses yeux s’embuèrent de larmes. Des larmes de souffrance, des larmes de tristesse. Son visage témoignait d’un grand chagrin, ses mains et ses jambes tremblaient de peur et de colère. Bien qu’il eût sur lui-même une emprise remarquable, son regard s’embua toujours. Même s’il haït l’idée de pleurer devant des hommes, ses yeux larmoyants se posèrent quand même sur le corps de sa mère que l’on soulevait de la civière pour l’étendre dans la fosse béante de la tombe. Enveloppé dans un linceul blanc, il semblait grêle et disparut petit à petit dans l’obscurité de la sépulture.

Dans cette atmosphère très pesante, des hommes se pressèrent autour de lui, mêlant à leurs haleines nauséabondes, les exhalations âcres de leur sueur. Alors qu’il s’apprêtait à se recueillir sur la tombe de sa mère, les mains de ces hommes s’agrippèrent de son bras.

« Courage fiston, q’Allah soit avec toi ! »

C’étaient les seuls mots qu’il entendit des bouches qui s’adressaient à ses oreilles.

Saïd frémit d’horreur et maudit tout le monde du fond du cœur. Des salauds, des crétins, des hypocrites… Mais, reprenant conscience de la solennité de ce moment d’adieu, un frisson de remords le parcourut ; il songea que les 22 ans de vie commune avec sa feue mère venaient en cet instant précis de perdre tout sens et toute raison d’être. La vie avait pris soudain une dimension absurde, plus rien ne valait la peine d’être vécu, c’est ce qui se lisait sur le visage affligé de Saïd.

Le fossoyeur et son compagnon émergèrent de la fosse et, reprenant pied sur la terre ferme, se mirent à combler la tombe et à en niveler la surface avec ardeur. Désormais, elle est seule, que disaient-ils de cela, tout ces sangliers ? L’hypocrisie voilait leurs fronts comme un nuage d’été. La douleur l’étreignit ; il aurait voulu se retirer chez lui, seul, et se remémorer tout son passé.

Dans la pénombre de la tombe, sa mère serait assaillie par une foule d’interrogations pernicieuses. Et aucun des ces misérables ne lui prêterait main-forte ! Mais leur tour viendra, Saïd en a la certitude. Les clameurs refluèrent en un murmure chagrin ; la cérémonie s’achevait.
La foule se dirigea avec lenteur vers la sortie du cimetière, Saïd se fraya un chemin jusqu’au portail extérieur pour saluer ceux qui partaient. Ce furent d’abord les vieillards qui malgré l’air du deuil, dardaient sur leur entourage d’impudiques commentaires, visages rustres et vibrants de leur coutumière insolence.

Suivirent les hommes – Courage…Merci, allez en paix- trafiquants de drogue ou bandits, maquereau ou souteneur, il les considéra d’un œil froid, persuadé qu’ils éprouvaient pour lui les mêmes sentiments. Cependant il n’oubliait pas qu’il avait une dette envers eux. Ce qui d’ailleurs le mettait en rage. Il songea qu’il en aurait bientôt finie avec cette racaille.

En rentrant chez lui, une brise humide, lourde des senteurs d’automne, l’enveloppa. A l’ouest le crépuscule assombrissait le ciel. La maison de la Médina Jadida avait abrité les jours les plus heureux et les plus doux de sa vie. Aujourd’hui il ne reste de la défunte mère qu’une grande armoire et un lit déserté. Il s’assit sur le balcon surplombant tout le quartier ; il songea qu’à partir de ce jour il devrait affronter les réalités de la vie tout seul.

Il était à présent seul, sans argent, sans famille, sans emploi. Il ne lui restait qu’un soupir aussi vague qu’un rêve. Il allait devoir subvenir à ses besoins, responsabilité qu’il n’avait jamais eu à prendre jusque là. Sa mère, seule, s’était chargée de l’élever alors qu’il jouissait des plaisirs d’une longue adolescence. Il y a quelques jours seulement, il ne pensait pas un instant à la mort. A la même heure, sa mère descendit du taxi en s’appuyant sur son bras et rentrait chez elle d’un pas alourdi par la fatigue et la faiblesse, amaigrie, rabougrie, vieillie de 30 ans, elle qui n’en avait pas 50 ans.

Ainsi lui apparut sa mère pour la dernière fois, revenant chez elle, après un séjour de 4 mois à l’hôpital.

- Ta mère est finie, Saïd., soupira-t-elle.

Il la prit dans ses bras et la porta sans efforts jusqu’à son lit en protestant.

- Ne dit pas ça, tu es encore dans la fleur de l’âge…

Elle s’étendit sur son lit, tourne le visage vers le miroir et répéta tristement en respirant avec difficulté.

- Ta mère est finie, Saïd, je te dis qu’elle est finie.

Hier, son visage avait la plénitude de la lune, et son corps généreux et tendu à pleine peau ne tressaillait pas sous la houle des rires et des regards alléchants des hommes qui faisaient portant vibrer toutes les putains du cabaret.

- Au diable ces maudits barbares.

Malgré la fraîcheur ambiante, elle s’épongea le visage d’un revers de main et murmura.

- C’est à cause de ces terroristes, de ces barbus zombis, de ces criminels fanatiques que je suis souffrante. Ils ont incendié mon cabaret, tué les filles qui y travaillaient, attaqué les clients. Ils ont tout brûlé, ils n’ont rien laissé. Ils voulaient à tout prix m’assassiner, et maintenant à défaut de ma mort, ils ont réduit ma vie en cendre. Qu’ils crèvent tous ces bruts…
- Calme toi yemma. Tu es toujours en vie, c’est ça l’essentiel.

- En vie ! Tu crois que je vais retrouver ma vigueur d’antan ?

- Et pourquoi pas ?

- Avec quoi je vais survivre ? Tous mes biens sont partis en fumée. Ils ont tiré sur moi 3 balles, et j’ai été sauvée miraculeusement. Mais tu penses que maintenant ils vont me laisser en paix ?
Embarrassé par ces questions, il demeura muet.

- Combien te reste-t-il d’argent ? Insista-t-elle.

- Une somme dérisoire, répondit-il triste.

- Et la deuxième maison que j’ai mise à ton nom ?

- J’ai du la vendre lorsque je me suis trouvé sans aucun sou.
Elle porta la main à son front et soupira :

- Oh mon dieu ! Si seulement tu l’avais gardé ! On aura au moins de quoi vivre pendant des mois en la louant. Mais c’est de ma faute, c’est moi qui t’aie habitué à mener la belle vie. Je voulais que tu vives comme un roi ; je voulais te laisser un grand héritage, et puis nous avons tout perdu en un tournemain !

- Et tes économies yemma ?

- Je les cachais dans le coffre-fort avec tous les bijoux, dans mon bureau au cabaret. Les chiens, ils l’on volé avant de tout brûler. Je les maudis ces chiens fils de chiennes ! Je les maudis….

- Calme toi yemma, pense à ta santé !

- Heureusement que tu n’étais pas dans le cabaret pendant la nuit du massacre. Ils t’auraient buté sans pitié…

- Je n’allais pas m’y rendre cette nuit-là.

- Je suis sûre que c’était un complot. La plupart de mes clients sont des caïds du pouvoir. Les islamistes n’auraient jamais osé s’attaquer à eux ; ils ont tous les bras longs ces gens-là, ils font quasiment tous partie de l’armée et ils m’ont assuré de leur protection. Ils venaient chaque nuit s’éclater avec mes filles, leurs gardes du corps et les services de sécurité étaient toujours présents pour les protéger. Mais cette nuit-là je n’ai vu personnes d’entre eux. Les enfoirés, ils ont pactisé avec les barbus pour se débarrasser de moi. Je connaissais tous leurs secrets, ils buvaient et ils baisaient dans mon bordel comme des chiens. Ils se vautraient tous dans la débauche grâce à l’argent volé des caisses de l’Etat, et mon cabaret devint pour eux un refuge contre les turpitudes de leurs consciences ; ils trouvaient chez moi des orgies nocturnes qui leurs faisaient oublier la diète quotidienne de leurs jours. Mais depuis, je suis devenue très dangereuse, je savais trop de choses sur leur compte, j’incarnais pour eux leur mauvaise conscience, alors ils m’ont lâché. Les fils de putes, je les maudis eux aussi, je les maudis….

- Tu as raison yemma. D’ailleurs personne d’entre eux n’a osé affronter mon regard après ce qui s’est passé ! Mais ne t’inquiète pas, un jour ils vont payer très cher leur traîtrise…

- Changeons de sujet mon garçon, je n’ai plus envie de revenir

là-dessus, parle-moi de ton avenir, mon fils, je suis inquiète à ton sujet.
- Que veux-tu que je te dise ? Il ne me reste qu’à devenir maquereau ou bandit !

- Toi ! Tu n’es pas fait pour ça…
- Qu’est-ce que tu veux que je fasse alors ?
Puis amer, il ajoute.

- Si tu savais à quel point nos ennemis se réjouissaient de notre infortune ?

- Saïd, ne te laisse pas décourager par les regards et les paroles de ces vauriens !

- Ceux sont tous des hypocrites, pas un seul n’a songé à dire du mal de toi en ma présence lorsque tu étais à l’hôpital !

- Ignores les car ta mère vaut toutes leurs mères réunies, je te jure que ces gens ont la mémoire très courte. Oublient-ils que sans leurs mères et leurs sœurs, sans leurs cousines ou mêmes leurs femmes, mon cabaret n’aurait jamais pu fonctionner. C’est grâce à moi s’ils ont un toit et du pain pour vivre. C’est grâce à mon cabaret qu’ils ont gagné leurs vies, n’oublie jamais de leur rappeler cela.

- Oui yemma, t’as complètement raison.

Un moment de silence plana sur la chambre, et soudain dans un sursaut inattendu, la mère interpella son fils.

- J’ai longuement réfléchi, et j’ai décidé que j’aurais tort de te cacher encore la vérité, puisque ce n’est plus désormais dans ton intérêt…
Il lui décocha un regard interrogateur et elle reconnut, soumise, vaincue…

- Tu n’y comprends rien, c’est normal.

Elle s’interrompit un instant, muette de douleur, puis reprit.

- Tu dois aller chercher ton père.
Il haussa les sourcils et s’écria

- Chercher mon père ?

Elle hocha la tête.

- Mais il est mort, tu m’as dit qu’il était mort avant ma naissance !

- Je te l’ai dit, mais ce n’était pas vrai…

- Mon père est vivant ! C’est incroyable ! Mais pourquoi m’as-tu menti ?

- Ah ! Tu veux donc que je te rende des comptes ?

- Pas du tout, je veux seulement comprendre.

- Aucun père au monde n’aurait pu te donner le bonheur que je t’ai donné.

- Je n’en doute pas yemma.

- Alors ne me tiens pas rigueur de ce mensonge et pars à sa recherche.
- A sa recherche ?

- Je te parle d’un homme dont j’ai été la femme il y a 25 ans et dont je ne sais plus rien maintenant.

Il plissa le front, perplexe et rejeta le torse en arrière dans un effort de décontraction.

- Yemma, qu’est-ce que tout ça veut dire ?

- Que c’est la seule solution pour te tirer de ce pétrin

- Mais peut-être qu’il est mort ?

- Qu’est-ce que tu en sais toi ?

- Dois-je passer ma vie à chercher quelqu’un dont je ne sais même pas s’il existe encore ?

- Ce n’est qu’en le cherchant que tu sauras s’il est vivant.

- Et comment le retrouverai-je ?

Elle poussa un profond soupir, ce retour au passé redoublait sa mélancolie.

- Son nom est celui qui figure sur ton extrait de naissance, Abderrahmane Sidi Sidhoum. C’est à Alger, il y a 25 ans qu’il m’aima…
- A Alger ! Il n’est même pas d’Oran !

- Je sais que ce sera difficile de le retrouver.

- Pourquoi lui n’a-t-il pas cherché à me revoir ?

- Il ne sait même pas que tu existes.

Saïd se renfrogna, une lueur de reproche amer brilla dans ses yeux.

- Attends ! Reprit-elle. Ne me regarde pas comme ça. C’est un homme respectable, un personnage riche et puissant dans tous les sens du terme. C’est un notable, sa fortune et son influence sont sans limites dans tout le pays. En ce temps-là, il n’était qu’un simple officier, mais le monde tremblait en sa présence…

Il écoutait, l’œil à la fois attentif et languide.

- Il m’aima passionnément, il s’était épris de moi. J’étais belle, jeune et passionnée. Il m’enferma comme une captive dans un sérail doré.

- Il t’a épousé ?

- Oui, j’ai gardé l’acte de mariage.

- Ensuite il t’a répudiée ?

- Non, soupira-t-elle. C’est moi qui me suis enfuie.

- Enfuie ?

- Je me suis enfuie 2 ans plus tard, enceinte de toi, avec un homme de la plus exécrable condition.

Il secoua la tête, stupéfait.

- C’est incroyable !

- Maintenant, tu vas m’accuser d’être responsable de tous tes malheurs !

- Je ne t‘accuserai de rien yemma, nous avons assez de problème comme ça. Mais ne t’a-t-il pas recherché ?

- Je ne sais pas. Je me suis enfuie en France, et après je suis rentré à Oran. Je n’ai plus jamais entendu parler de lui ; dieu sait pourtant que je me suis souvent attendu à le rencontrer dans mon cabaret, mais en vain.
Il eut un rire désabusé.

- Et 25 ans plus tard tu m’envoies à sa recherche ?!

- Tu auras en ta possession l’acte de mariage et la photo des noces. Tu verras qu’il te ressemble trait pour trait.

- C’est étrange que tu aies gardé ces documents.

- Je pensais à ton avenir. J’étais pauvre et je vivais sous la coupe d’un bandit… Mais lorsque la chance m’a souris, j’ai décidé de te garder auprès de moi coûte que coûte.
- Tu as cependant conservé ces documents ?!
- J’ai mille fois songé à m’en défaire et me suis toujours abstenue, comme si quelque chose en moi augurait l’avenir.

Il se mit à arpenter la pièce, le front soucieux, puis il se planta au pied du lit et objecta :

- Et s’il me rejetait ? Après tous, il ne sait même pas que j’existe. Il me prendra certainement pour un affabulateur ou un escroc.
- Comment pourrait-il rejeter un si beau garçon ?
Il se retourna s’asseoir.

- Alger est une grande ville et je n’y ai jamais mis les pieds.

- Qui te dit qu’il est à Alger aujourd’hui ? Pourquoi ne serait-il pas à Oran, Annaba ou même à l’étranger ? J’ignore ce qu’il est devenu, ce qu’il fait, s’il est célibataire ou marié, dieu seul le sait.

Il agita le bras d’un geste rageur.

- Alors comment veux-tu que je le retrouve ?

- Ce ne sera pas facile, mais ce n’est pas impossible.
- J’ai peur de me voir misérable avant de l’avoir retrouvé !
- C’est pour ça que tu ne dois pas perdre du temps.
Il réfléchit quelques instants puis marmonna.
- Tu crois que ça en vaut la peine ?

- Sans aucun doute, mon fils. Tu retrouveras à ses cotés la dignité, la respectabilité et le prestige que tu mérites. Grâce à lui tu n’auras plus à t’abaisser. Tu pourras vivre loin de la pègre. Tu connaîtras enfin la paix.
Il se remit à réfléchir, puis demanda encore.
- Crois-tu vraiment que je puisse le retrouver ?
- Quelque chose me dit qu’il est vivant, et que si tu gardes espoir et agit sans tarder, tu réussiras à le retrouver.

Elle ferma les yeux, se plaignit d’être exténuée… Il lui conseilla de dormir, il lui retira ses chaussures, la couvrit, mais elle rejeta la couverture d’un geste impatient et s’endormit aussitôt. Il se leva le matin comme souvent, vers 9 heures, après une nuit entrecoupée d’insomnies et de songes, il alla dans sa chambre, et l’y trouva sans vie.

Etait-elle morte dans son sommeil ? Il n’aura jamais de réponse à sa question.

Il observait à présent, étonné, la photo de mariage. Photo qui avait réunie ses parents 25 ans plutôt. Il scruta les traits de son père, beau garçon vraiment, respirant la jeunesse et la vitalité, le regard plein de confiance en soi, le teint plutôt pâle, le visage ovale, les joues rondes, le front haut ; une personnalité frappante. Ils se ressemblaient, sa mère n’avait pas menti, mais comment peuvent se rassembler un croquis du soleil et le soleil en plein ciel ?

Quelle est aujourd’hui la marge entre ton rêve et la réalité ? Ta mère dont les paroles résonnent encore à ton oreille vient de s’éteindre, et ton père de ressusciter ! Et toi, ruiné, taraudé par un passé abject, souillé par la luxure et la débauche, attends d’un miracle qu’il te rende l’honneur, la liberté et la paix.

*

Un fils de putain restera toujours qu’un fils de putain. C’est ce que Saïd ne cessait de ruminer pendant cette nuit-là sur sa terrasse. Comment peut-il avoir un père alors que sa mère se tapait de son vivant tous les hommes qu’elle rencontrait ? De quel sperme aurait pu jaillir sa vie ? Cet homme sur la photo est-il vraiment son père ? Des questions et rien que des questions.

« Bon admettons que maman disait vraie. C’est quand même une femme qui pouvait facilement rendre fol amoureux n’importe quel puissant homme de ce pays. Mais delà à envisager qu’elle ait pu se marier avec quelqu’un, il y a vraiment mille pas à parcourir. Cela voudrais dire tout simplement que je ne suis guère un bâtard ! Est-ce vraiment possible ? »

Il observait encore la photo de ses parents pendant des heures et des heures. Et soudain le téléphone commença à faire du tintamarre dans la maison.

- Quoi le téléphone n’est pas coupé ?? Allo !!!

- Bonjour, c’est Saïd le fils de la feue Hlima ?

- Oui, lui-même. Et vous, vous êtes qui ??

- Quelqu’un qui pourra vous sortir du pétrin dans lequel vous baignez…
- Quoi ! C’est une plaisanterie ? Révélez votre identité…

- Non, je ne peux pas le faire par téléphone

- Pourquoi donc ??

- Parce que on risque de vous assassiner à peine quelques minutes plus tard pour cela

- C’est quoi ces conneries. Ecoutez, je n’ai plus le cœur pour rigoler. C’est vous êtes l’un des anciens amants de ma mère, alors dites-le sans gène. Par contre, si vous êtes un de ces créanciers alors sachez que je n’ai plus rien pour vous rembourser. Même cette maison, je l’ai vendue pour rembourser d’autres dettes. Vous comprenez…

- Je ne suis ni l’un ni l’autre

- Cool. Au revoir donc…
- Attendez, nous devons nous rencontrer ce soir.
- Ah oui ! Et pourquoi cela monsieur mystère ??

- Si vous ne faites pas ce que je vous dis, vous serez tué dans 3 jours.
- Bon sang, vous me menacez !!!

- Non, je suis celui qui vous sauvera la vie…
- Oh la la…
- Venez aux Andalouses à 21 H. On se verra au Restaurant.

Allez-y là-bas. Je vous connais, j’occuperais une table au fond. Je vous ferai un signe et vous viendriez vers moi. Ok…

- Hé ! Un instant. C’est quoi cette histoire ??

- Je ne peux tarder encore. C’est dangereux pour nos deux. Allez à 21 H. Soyez ponctuel. Ok ?? A plus tard…
- Hé ! Attendez, ne coupez pas…

Les mauvaises nouvelles ne viennent jamais seules, pensait des lors Saïd. Il ne manquait que cela pour compléter le tableau. Un plaisantin pour enfoncer encore le clou dans les plaies d’une âme ruinée par le désespoir. Néanmoins, au fur et à mesure que les minutes s’égrenaient, Saïd commençait à trouver cet appel vraiment intriguant.

- Cet homme connaît ma mère. Logiquement, il est normal qu’il me connaisse. Et s’il disait vrai alors ? Ma mère fut l’objet d’une fatwa promulguée par les terroristes. Il se pourrait bien qu’ils veuillent s’en prendre à moi maintenant. Peut-être que je devrais finalement aller voir ce mystérieux monsieur ?

Il est 20 : 30 H. Le tic-tac de l’horloge embarrasse Saïd qui voudrait bien interroger l’horloger de l’univers sur ça destinée. La raison a enfin tranché même si le cœur ne cesse de palpiter pour autant au seule pensée à l’angoisse qui le tient à longueur de journée depuis le décès de la courtisane Hlima. Saïd a claqué la porte derrière lui. Il part aux Andalouses pour rencontrer son hypothétique ange gardien…

Le restaurant, ce soir-là, dégageait une atmosphère particulière. Les lieux chics n’ont jamais fait bonnes impressions sur Saïd.

Derrière les rideaux luxueux, les nappes immaculées, et sous les fastueuses assiettes, il se cachait certainement d’impures intentions. Lui, le fils de la putain Hlima, en sait quelque chose sur l’espèce pourrie et ses lieux de fréquentations.

Bref, pas le temps de réfléchir à tout cela car voici déjà un homme drapé d’un costume noir qui lui fait signe de s’approcher. Saïd n’hésita pas un instant et se dirigea à grands pas vers son interlocuteur.

Bon soir. Assieds-toi.

Qui êtes-vous ?

Patiente un peu jeune homme

Ecoutez je commence à en avoir marre de vos…

Hé parle moins fort et calme toi STP. Les murs ont des oreilles.
Me calmer ! Vous me ramenez jusqu’ici, vous m’annoncez que je suis menacé et vous prétendez que vous connaissez tout de ma vie, en plus…

Ici tu es en sécurité. Rassure-toi

Quoi !!

Bon, il faut que tu comprennes une chose : tu dois me faire confiance. Appelles-moi Fethi. Je ne peux rien te dire sur mon identité. Désolé…
Et pourquoi donc ??

Je fais partie des services secrets. C’est pourquoi je ne peux rien te dévoiler à mon sujet.
C’est quoi cette histoire ?
On m’a chargé de te protéger et de t’expliquer certaines choses.
Me protéger ??

Oui. En fait, tu es quelqu’un de très important maintenant.

Moi quelqu’un de très important ! C’est du délire !!

Ecoutes, tu cherches ton père maintenant, vrai ou pas ?
Ah ! Comment vous savez ça ?

Tu n’as pas encore pigé ? Je suis un agent secret. Il est donc normal que je sois au courant un peu de tout.

Un agent secret, mon père, ma vie menacée… Putain qu’est-ce qui m’arrive ??

Bon, ferme ta gueule et ouvre bien les oreilles. Je vais te raconter ce qu’on t’a toujours caché. Ta mère qui était une putain réputée dans toute l’Oranie avait une vie riche en rebondissements.

Sa tendre jeunesse, elle l’a passée à Alger. C’est à la capitale qu’elle apprend à connaître un jeune homme du nom de Dahmane. Â l’époque, il n’était qu’un simple officier dans l’armée. Lui, il était ensorcelé par sa beauté. Elle, elle était enivrée par l’amour qui lui vouait. Le temps passe et l’idylle de tes parents est digne d’un conte de fée. Cependant, ta mère commença à douter et à paniquer lorsqu’elle découvrit la vérité sur la vie de ton papa.

Quelle vérité ?

Ton père faisait un travail pourri. Il n’était pas qu’un simple officier. En réalité, ton père faisait partie de la sécurité militaire, la SM. En plus, il était loin d’être un simple mouchard. Il était en vérité un nettoyeur. Un tueur formé dans les meilleurs écoles d’élite de l’URSS.

Sa principale mission était d’éliminer des opposants à l’étrangers, des anarchistes, des rebelles dangereux pour le système, etc. Bref, on le chargeait de tuer tous ceux qui mettaient en péril la pérennité même du pouvoir.
Tu veux dire que mon père assassinait des gens qui luttaient contre cette vermine de l’état ??

Bof. C’est une façon de voir les choses. L’essentiel est ailleurs. Ton père est devenu avec le temps un redoutable tueur. Un vrai professionnel et même l’un des meilleurs au monde. Il a accompli de nombreuses missions et il était de plus en plus difficile pour lui de mener aisément cette double vie. Et comme il était très amoureux de ta mère, il finira par tout lui avouer par peur de la perdre lorsqu’elle le découvrira.

Ce qui devait arriver en fait tôt au tard. Il faut dire que ses supérieurs n’appréciaient guère sa romance avec ta mère car ils savaient bien qu’elle le perturbait dans son boulot. D’ailleurs ta mère fut profondément bouleversé lorsqu’elle sut que son mari était un tueur à gage. Aimer et vivre avec quelqu’un qui a tout le temps du sang sur les mains. Ta mère ne pouvaient nullement accepter ce choix de vie. Elle décida donc de rompre en divorçant avec ton père. Mais lui, fol amoureux, il a tout fait pour la dissuader. Un jour alors que ton père était en mission, elle s’est enfui en quittant carrément l’Algérie. Elle s’est réfugiée en France chez une amie.

Elle ne l’a donc pas trompé avec un autre ?

Non, ce qu’elle t’a raconté n’est pas vrai. Elle te portait dans son ventre quand elle a déguerpi en France. En fait, elle n’a pas dit à ton père qu’elle était enceinte de lui.

Elle ne souhaitait pas visiblement que son bébé saches un jour que son père était un tueur à gage. En France, la vie se compliqua pour ta mère, c’est pour quoi elle se mit à faire le trottoir. Après des années, elle devint ce que tu sais. Cinq ans après ta naissance, elle rentre à Oran pour fonder l’un des cabarets bordels le plus prisé dans tout le pays.

Et lui, il n’a pas essayé de la chercher ?

En fait, des sa fuite, ton père voulait absolument la retrouver. Mais ces supérieurs hiérarchiques à la SM l’ont en empêché. C’était très dangereux de laisser partir un agent comme lui. Il était un pion important sur leur échiquier. En vérité, ils ont eux-mêmes rendu possible le départ de ta mère. Ils lui ont assuré qu’elle pouvait mener sa vie tranquillement sans craindre quoi que ce soit. Elle devait seulement, en contrepartie, s’engager à ne rien révéler sur l’identité de ton père. Comme ça, leur agent sera plus contrôlable.

Néanmoins, ils ont sous-estimé ton père. Son amour pour ta mère n’avait pas de limite. Il jurait d’ailleurs qu’elle était le soleil sans lequel sa vie ne pouvait voir le jour. Il a voulu des lors abandonné son métier et quitter la SM pour partir à la recherche de sa bien aimée. Ces supérieurs ne pouvaient logiquement approuver cette résolution. Ils ont essayé de le convaincre de revenir sur cette décision qui allait foutre en l’air toutes leurs stratégies puisque ton père était leur force de frappe dans plusieurs délicates opérations. Malheureusement, rien n’a servi à dissuader ton père. A cet effet, des généraux ont ordonné son exécution.

Et c’est en tentant de quitter le pays qu’il fut donc assassiné…

Quoi !! Mon père n’est donc pas en vie ??

Oui, normalement.

Normalement !!

Ton père était mine de rien le meilleur des tueurs de la SM. Il savait bien qu’on allait s’en prendre à lui s’il venait à quitter les services secrets. Pour le supprimer, on a mobilisé des moyens considérables. Toutefois, jusqu’à aujourd’hui on est pas sur qu’il soit vraiment mort. Son corps n’a jamais été retrouvé. Officiellement, il a été éliminé suite à l’explosion de sa barque sur laquelle il essayait de rallier clandestinement l’Espagne à partir d’El Ghazouat. Mais comme je t’ai dit, nous n’avons pas retrouvé son corps. Et malgré cela, tout le monde le croyait mort. Aujourd’hui, cette thèse est mise en cause car depuis quelques semaines, nous avons identifié un émir d’un groupe armé islamiste qui sème la terreur dans le pays. Et cet émir ressemble trait pour trait à ton père.
Mon dieu !! Non, non, là vous délirez complètement. Vous vous moquez de moi. C’est une blague…

Ai-je l’air d’un blagueur ? Nous sommes sur qu’il s’agit de ton père parce que ces opérations sont habilement organisées. Comme s’il connaissait nos méthodes et nos approches. Il agit tout simplement comme un ancien agent de la SM. Cet Emir a le profil de ton père. Nous croyons qu’il est toujours en vie et qu’il a même intégré un groupe islamiste armé pour se venger de nous…

Est-ce possible que c’est lui qui a attaqué le cabaret de ma mère pour se venger d’elle ?

Non, c’est nous qui avons tué ta mère…

Quoi !!!

Tais toi sinon tu la rejoindras en enfer. Nous la soupçonnions d’être en contact avec lui car nous n’avons jamais su pourquoi elle est revenue en Algérie après la disparition de ton père. En plus, elle t’a demandé avant sa mort d’aller à sa recherche.

Elle sait donc certainement qu’il est toujours en vie. Elle a du te laisser des indices ou des informations sur lui, c’est pour cette raison que nous allons t’arrêter maintenant.

M’arrêter !! Mais vous êtes… Merde, ma tête va exploser. Je ne me sens pas bien. Qu’est-ce qui se passe ? En dirait que j’ai des migraines ! Putain, je vais m’évanouir…

Ne t’inquiète pas. Tu vas juste t’endormir un peu. Tu as besoin de repos pour retrouver tes forces. Dors un peu jeune homme et on te réveillera plus tard. Compte sur nous…

*

Dans la cellule numéro 4484 du camp de Reggan, le détenu Saïd Sidi Sidhoum bénéficiait d’un traitement particulier. La chaleur qui embrase les murs du cachot créait une atmosphère infernale ajoutant ainsi une dose de tragique à ce lieu dédié à la souffrance humaine.

L’obscurité dérobait également toute lumière aux yeux du captif Saïd et enveloppa son souffle dans une profonde nuit. L’air vicié était à lui seul un supplice pour celui dont le destin tragique l’avait emmené dans ce goulag du désert algérien.

Avec un corps souffreteux, amaigri, languissant et exténué par des séances de tortures intensives, Saïd ne pouvait même pas lancer un cri de gémissement. Attaché autour d’une barre de fer, Saïd gisait par terre avec une jambe étendue et l’autre un peu repliée.

Soudain, la grande porte métallique s’ouvrit et une lumière intense pénétra à l’intérieur de la cellule en dessinant dans l’horizon la silhouette d’un militaire cagoulé à la voix grave.

- Alors jeune homme, on joue toujours au héros ??

- Mais qu’est-ce que vous dites encore ?! Vous voulez ma mort, alors tuez-moi et finissons-en ! Bordel, n’avez-vous pas le moindre degré d’humanité ? Pourquoi m’infliger toute cette horreur alors que je ne sais absolument rien de mon fameux père ??

- Et ben voila. Rebelote. Tu voix, ton plus grand défaut te fait de plus en plus rapprocher de la mort ! Si tu cessais de mentir pour dire enfin la vérité tout s’arrangera pour toi. Tu pourra des lors aller faire la putain comme ta défunte mère. N’est-ce pas ??

- Va te faire foutre espèce de monstre…

- Monstre, oh quelle jolie insulte. Ca me plait de terrifier les gens, j’adore les asservir par la terreur que j’insuffle dans leurs âmes. Je t’assure que je prends mon pied en voyant les personnes que je martyrise gémir de souffrance. C’est pareil à l’orgasme. Sauf que là j’ai sous mes yeux les derniers souffles d’une vie humaine. Quel délice d’être le maître de la mort. Finalement, je suis le seul avec dieu à pouvoir dessiner sur vos visages les expressions les plus violentes de la douleur. En fait, nous les tortionnaires, nous sommes peut être les plus authentiques des artistes.

- T’es qu’un malade…

- Allons, soyons polis. Aujourd’hui, j’ai décidé d’être agréable avec toi. Je ne te toucherais pas. Juré. De toute façon, tu crèvera demain ou après demain. Au pire, il te reste que trois jours à vivre. Alors, je te donner le droit de participer à un rituel sacré. Â quelques pas de la mort et de l’au-delà vers lequel s’acheminent mes victimes, je leur accorde un temps pour parler et vider leur cœur. Un dernier mot en quelque sorte. Alors, que veux-tu dire ?

- Je te maudis. Je te maudis un milliard de fois toi et tous ceux qui sont responsables de mon malheur. On se reverra tous en enfer pour tout le mal que vous avez fait à tout un pays et à tout un peuple.

- Ah, la je t’arrête. Tu vas loin mon vieux. Le pays, c’est grâce à nous qu’il est stable. Bientôt on se débarrassera de cette vermine islamiste. Enfin, déjà je reconnais que beaucoup d’entre eux bossent pour nous. On leur a confié la mission d’égorger le maximum de démocrates, d’intellectuels, de poètes et de d’autres zigotos qui ne rêve que d’une Algérie soulagée de notre espèce.

Tu imagines si on ferme ce merveilleux temple de la mort ? Où est-ce que j’irais exercer mon art ? Je me vois mal finir comme mes aînées en retraite anticipée coulant mes derniers jours à Club des Pins.
- Tu n’es qu’un vulgaire assassin. Tu finiras en enfer…

- Allons, pourquoi vous n’admettez pas la vérité. L’Algérie est comme ta mère : une putain avec laquelle il faut savoir s’y prendre. Â quoi bon tous ces projets farfelus de démocratie, de justice et d’égalité ?! Prends par exemple mon métier, tu crois que quiconque peut le faire ? Bien sur que non. Donc, il est normal qu’une petite minorité dirige le destin d’une grande majorité. Alors, cessons ces bêtises. Il y a trop de cons dans ce bled, c’est pourquoi j’ai toujours dit qu’il faut faire un sérieux nettoyage. Toi par exemple, tu n’es qu’un mafieux. Te tuer, c’est soulager la société de ton existence.

- Quoi qu’il en soit je ne me suis jamais comporté comme un monstre. Contrairement à toi, je n’ai jamais touché à une vie humaine. Je ne suis pas un assassin ni d’ailleurs un tortionnaire qui prend un malin plaisir à faire souffrir ses congénères. En vérité, je n’ai qu’un seul souhait : te retrouver en enfer pour te briser la tête.

Tortionnaire, saches que tu ne me fais pas peur. Quant à toi, je suis sur que c’est l’angoisse qui te cloue les pieds dans ce satanique camp. Tu n’est qu’un maillon de la chaîne. Tu ne fais qu’exécuter des ordres venus d’en haut. Tu te crois puissant, mais en réalité tu n’es qu’un troufion malmené par le désespoir de la perte. Le pouvoir que tu sers a fait de toi un simple esclave dépourvu de toute dimension humaine. Avec tes maîtres, vous préservez votre vie en prolongeant votre mort.

Vous tuez, vous pillez, vous massacrez, vous emprisonnez rien que pour vous maintenir aux commandes d’un pays qui sera, à coup sur, votre prochaine tombe. C’est la mort de vos ennemis qui vous console et qui vous fait vivre. Mais, c’est la votre aussi que vous programmez. Mon père n’était qu’un instrument à vos yeux, et maintenant c’est une bombe à retardement qui explose entre vos mains. Vous avez longtemps nourri des serpents qui vous mordent aujourd’hui. C’est cela votre destin. Dans les oubliettes de l’histoire, on ne retiendra que cette image de votre règne. Sois-en sur. Mon cher tortionnaire, dans un proche avenir c’est toi qui se trouvera à ma place. Et en ce moment là, de là ou je serais, j’écouterais avec attention tes sincères confessions.

- Tu es le portrait craché de ton père. C’est sa voix même que j’entends à travers tes lèvres. Je l’ai bien connu avant qu’il nous trahisse. Comme lui, tu ne mérite que la mort. Je t’annonce donc que tu sera exécuté demain à l’aube. Ton corps sera juste après découpé en morceaux qui serviront à nos chiens de pitance pendant des semaines entières. Pour le reste, le rendez-vous est pris en enfer…