Les mémoires littéraires de Naguib Mahfouz

Les mémoires littéraires de Naguib Mahfouz

Tout Mahfouz en un seul volume ? C’est désormais possible pour ce qui touche à sa biographie : ces Pages de Mémoires sont plus qu’un simple témoignage ou qu’une entrevue avec un critique littéraire car elles révèlent tout un pan de l’histoire de l’Egypte scrutée à la loupe par l’un des acteurs les plus symboliques et les plus prestigieux du monde arabe contemporain. Prix Nobel de littérature en 1988, Naguib Mahfouz est LA VOIX du monde arabe, le conteur magnifique des humbles, le rapporteur des petits détails de la vie quotidienne qui mine la population depuis près d’un siècle … Entrons avec lui dans la plus vaste démocratie du Proche Orient

Né au Caire en 1911, décédé en la même ville le 30 août 2006, Naguib Mahfouz avait entrepris, de août 1990 à fin décembre 1991, de mener à bien une série d’entretiens dans le but de dresser un portrait le plus fidèle possible de son œuvre mais aussi de lui-même et des différentes étapes qui marquèrent sa vie, de simple citoyen égyptien à celui de maître incontesté des lettres arabes modernes.

Nous commencerons donc notre voyage dans l’Egypte du mandat britannique, et Naguib Mahfouz nous parlera de son enfance, de sa jeunesse et particulièrement de son lieu de naissance, le quartier de Sîdna al-Hussein, et des influences qu’il a subies dans cet environnement. On apprendra qu’il était très proche de sa mère dont il a hérité l’amour pour le parti Wafd. Il évoquera les souvenirs qu’il a conservé (le futuwwa du quartier, les aliénés, le Nil, Alexandrie et ses chaudes nuits d’été …) mais aussi ses frères, ses sœurs, leur destin …

Naguib Mahfouz est connu pour avoir su, mieux que quiconque, croquer les émotions des petites gens, et il reconnaît que c’est grâce à son emploi dans la fonction publique qu’il a pu ainsi "s’offrir" une galerie de types humains dont il s’est inspiré dans son œuvre. Il reconnaît avoir pleinement bénéficié des multiples avantages du à sa fonction, mais il déplore aussi qu’en Egypte un écrivain ne puisse se consacrer entièrement à l’écriture … Mahfouz nous introduit dans les coulisses de l’administration égyptienne durant la période qui précède et suit la révolution de 1952. Il nous offre ainsi la possibilité d’explorer la toile de fond de son œuvre et, avec son humour habituel, évoque, dans leurs détails, de lointains souvenirs : son emploi du temps (rentré tôt, il s’offrait le loisir d’une sieste avant d’écrire pendant trois heures d’affilées), sa promotion – par décret ministériel – annulée à cause des relations homosexuelles de son concurrent avec le directeur, etc.

Une fois le décor posé, nous rentrons dans le vif du sujet et Naguib Mahfouz évoquera ses débuts littéraires et nous dira pourquoi il s’est engagé dans la voie romanesque alors qu’il avait fait le choix de faire des études de philosophie à la faculté des lettres du Caire … et qu’il avait commencé par écrire de la poésie. Il refusera tous les courants pour aller seul vers son destin, mais il reconnaît quelques maîtres qui l’ont épaulé à se construire, notamment cheikh Al-‘Aggâg, le professeur de langue arabe qui lui a inculqué le sens du patriotisme et l’a guidé vers les sources de la littérature arabe. Une anecdote avec un professeur d’anglais, mister Brine, met l’élève Mahfouz dans le rôle du rebelle face au colon prétentieux : succulent !

Puis viendront les écrivains qu’il a connus et ceux qu’il a côtoyés, il nous expliquera sa définition de l’amitié et les souvenirs qu’il a gardés de ses anciens amis, cette bande de ‘Abbâssiyya et comment le groupe des "gueux" s’est formé, et qui sont ses membres. Et, truculent chapitre, Naguib Mahfouz nous parlera de sa vie dissipée qu’il menait avant son mariage et le rapport qu’il avait avec les femmes … Et dans une grande lucidité, une magnifique honnêteté il dira simplement comment et pourquoi il s’est marié, et ce qu’il a toujours considéré comme sa priorité, au-delà de l’amour, loin devant toutes les contingences sociales et matérielles : la littérature.

Du cinéma à ses avatars avec le monde politique, sans oublier les grandes difficultés qu’il a connu face aux islamistes (le 14 octobre 1994 il fut poignardé par un intégriste à un arrêt de bus) et le tournant de sa vie lorsque le prix Nobel lui fut décerné, le plongeant dans un tourbillon qui a bien failli l’avaler …
Le livre se termine sur des questions d’ordre internationale : Naguib Mahfouz évoque les guerres avec Israël, la République Arabe Uni, la première guerre du Golfe

Naguib Mahfouz ne s’était jamais exprimé avec autant de franchise sur sa vision de l’histoire contemporaine qu’il venait de traverser. Patriote et musulman pieu (ses explications sur l’affaire Rushdie le démontrent) il a toujours voulu, par ses livres, tenter d’insuffler un équilibre qui puisse se faire entre tradition et modernité, tant au niveau de la société égyptienne, que dans les rapports entre son pays et le monde arabe. Quand on sait l’influence que ses feuilletons, publiés dans les quotidiens, ou que ses romans ont eu sur la société, nul ne peut douter qu’il est parvenu, en grande partie tout le moins, à ses fins …

Naguib Mahfouz, Pages de Mémoires – Entretiens avec Ragâ’ Al-Naqqach traduit de l’arabe (Egypte) par Marie Francis-Saad, coll. "Les littératures contemporaines", Sindbad/Actes Sud, avril 2007, 244 p. – 23,00 €