Ken SHEPHERD : Journées Portes Ouvertes de Saint-Denis

Ken SHEPHERD : Journées Portes Ouvertes de Saint-Denis

Installé depuis longtemps à Saint-Denis, Ken Shepherd expose un travail dont l’esthétique brute et revêche peut effrayer le spectateur non averti : l’essentiel, pour ce Woody Allen bouillonnant, réside dans sa recherche du geste originel, dans une quête d’un langage propre à l’art, totalement libre et épuré.

« La voie qu’on peut énoncer /N’est déjà plus la Voie
Et les noms qu’on peut nommer/Ne sont déjà plus le Nom. »*

Ainsi Ken Shepherd cherche, lui aussi, une Voie, langage parallèle capable d’exprimer ce qui n’est pas, de traduire l’ordre cosmique, de transmettre l’ineffable. A-t-on déjà peint la négation, le vide ? Les concepts intellectuels, les mots nous permettent d’aborder ces notions, mais la peinture ?
Pour ressentir cette origine et incarner l’existence libérée de sa substance, Ken Shepherd peint patiemment toiles après toiles, ligne après ligne. Au début c’est une droite verticale, imperturbable, puis viennent des compositions géométriques, l’esquisse de volumes, l’ébauche d’espaces vides.

Chacune raconte son chemin, chacune est unique. S’il ne termine presque jamais ses peintures, c’est que l’essentiel s’y trouve déjà. Dès qu’il sent que « ça fonctionne », Ken est déjà sur une nouvelle toile. D’ailleurs, Leonard de Vinci ne terminait jamais ses œuvres, son génie n’en est pas moins loué depuis des siècles !
On se situe entre l’incision réalisée par l’Homo Sapiens sur la paroi des grottes il y a plus de 25 000 ans, et le geste zen pratiqué par les moines bouddhistes. Son travail concentre ainsi toute l’histoire de l’ordre universel, qu’il dépasse au même moment, incapable de supporter aucune limite ni aucun cadre.
Ken Shepherd vit dans des sphères aériennes où la peinture n’a pas de corps : elle laisse des traces d’un passage terrien, éphémère, impalpable. Enracinée dans une tradition rupestre, robuste et parfois laide, cette peinture tend à s’épurer dès le second regard pour se fondre aussitôt, évanescente et fluide, dans le ciel infiniment riche des idées.

Loin d’être strictement intellectuelle, la peinture de Ken est physique. Son geste se rapproche de celui des calligraphes chinois dont la ligne et les bavures de l’encre expriment à elles seules la philosophie du monde et la nature de l’homme. Il s’agit bien de penser avec le corps, de s’abstraire dans un mouvement corporel : celui de l’artiste créant.
Car loin d’être empreint d’images de kangourous, cet australien puise ses influences dans la culture asiatique, celle de l’économie de moyens. S’il peint également des compositions dont les courbes voluptueuses rappellent la calligraphie arabe, ses lignes seules tissent le monde. Quant aux couleurs, l’artiste emploie celles qui restent dans son atelier. S’il n’y a que du rouge, la série sera rouge ! De toutes façons, il utilise des couleurs primaires, basiques, ce qui lui fait dire : « tout est primaire chez moi. » Car Ken ne manque pas d’humour, et si sa quête semble folle, il la poursuit tout aussi follement, fou qu’il est de peindre des lignes, toujours des lignes et encore des lignes.

La plupart du temps, cet inventif loufoque récupère des morceaux de tissus, signes et textures pour construire l’armature d’une œuvre pleine de surprises et de heurts, dont le sens est à chercher au plus profond de soi. Il les nomme lui-même les excuses, excuses à sa peinture, prétextes à des recherches vers un je ne sais quoi. Pour ce kantien invétéré, l’art est inutile. Autant donc se faire plaisir et se surprendre soi même.

Sur le mur, deux toiles nues : elles seront peintes ensemble, l’une avec l’autre, l’une esquisse de l’autre. Pourquoi ne pas s’accorder deux chances ? Non seulement Ken a droit a l’erreur, mais il peut recommencer à l’infini et faire de ses compositions des répétitions sans fin autour d’une essence sans cesse traquée, sans cesse fuyante. Course vaine, fantasque ? On ne peut saisir la totalité du monde dans un coup de pinceau. Mais on peut peut-être la ressentir. Et du moment qu’il s’amuse…

Autre obsession de cet extravagant mais néanmoins exigeant artiste : modifier le regard du spectateur face à l’œuvre d’art. Cette recherche passe, entre autre, par le travail en volume de vastes sculptures de bois, posées comme des totems au milieu de l’espace, au milieu des corps d’un public impliqué malgré lui dans une performance tribale et dérangeante. Il s’agit surtout de permettre au spectateur de faire toujours le tour du travail exposé. C’est pourquoi Ken peint également ses toiles des deux cotés : pourquoi toujours voiler ce dos ? Ecraser une composition contre un mur ? Du coup, Ken n’encadre plus son travail, peint depuis quelques années essentiellement sur du tissus. Parfois, il les pose, sur une table. Le tissus pend, ses plis forment des vagues inattendues, irrégulières. Surtout ne pas le tendre, le laisser choir selon sa fantaisie.
C’est souvent étonnant, et le public n’est pas habitué à être confronté à des œuvres non encadrées. Autant le concept de performance a été bien compris par tous, mais l’entre deux déstabilise : si ce n’est pas une performance, qu’est-ce que c’est ? Une toile qu’on ne met pas au mur, est-ce une toile ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’on en fait ? Bonne question : c’est sans doute pour cela qu’elles s’empilent dans l’atelier de Ken !!
Cela dit, bousculer les habitudes n’est pas une fin en soi, et le fait d’exposer l’œuvre d’art différemment n’est qu’une fantaisie de plus de l’artiste.

Réapprendre à regarder, c’est aussi affronter des compositions à priori absurdes, des formes inhabituelles dont l’incohérence et l’inesthétique apparentes incitent à détourner les yeux. Il faut, au contraire, les y plonger tout entier pour y déceler l’intensité d’un travail jubilatoire qui défie l’esprit, secoue nos repères et nous éloigne des expédients communs de la peinture.

Que ceux dont les belles images ravissent, ceux vautrés dans la passivité et la facilité de l’immédiateté se sauvent en courant devant cette œuvre indéfinissable, inclassable dont l’auteur lui même clame avec audace la laideur ! La paresse, souvent, détourne l’homme de ce qu’il produit de meilleur.

* Lao Tseu « Tao Te King » éditions Les Carnets
Ateliers ouverts de Saint-Denis.Les 17, 18 et 19 mai 2003 de 14h à 20h.Espace Adada : 60, rue Gabriel Péri. Renseignements : Ville de Saint-Denis au 01 49 33 67 37.
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* Lao Tseu « Tao Te King » éditions Les Carnets
Ateliers ouverts de Saint-Denis.Les 17, 18 et 19 mai 2003 de 14h à 20h.Espace Adada : 60, rue Gabriel Péri. Renseignements : Ville de Saint-Denis au 01 49 33 67 37.
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