Avec Crifo, le noir devient rouge

Avec Crifo, le noir devient rouge

Thierry Crifo est auteur de romans noirs. Après avoir écrit J’aime pas les types qui couchent avec maman, il s’attaque cette fois aux relations père-fille. Nourri de sa passion pour les films des années 40 et 50, il en retire un goût pour les hommes et les femmes malmenés par la vie.

Qui croirait en lisant Paternel à mort que Crifo écrit aussi pour les enfants ?

A la lecture des premières phrases, on ne voit pas bien où il veut en venir. « Je suis là, toujours là, tu le sais bien, doublure ; projection ; je te suis, je suis ton ombre, ombre universelle qui, par miracle, peut couvrir un champ de 360°. Je te précède aussi et je me retourne, je te regarde avancer, exit airbag et ceintures, foncer dans le mur, tête baissée. Rien ne m’échappe, satellite google earth qui peut zoomer au plus profond de toi, caméra sur l’épaule, caméra muette, scanner incorporé, archiviste intégré de ta descente aux enfers oeuvrant pour un docu-direct-live humain-réalité. Tu es le rat de laboratoire... » Avec un titre pareil, il va bien y avoir un meurtre, non ? Un père qui tue sa fille qui plus est. Alors qui parle ? A qui s’adresse le « tu » accusateur ?

Thierry Crifo ne va plus lâcher ce « tu » qui tue aussi sûrement qu’une balle en pleine tête. Pendant tout le roman, il va pointer du doigt ce père modèle. Il accuse : « Voilà ce que tu as fait, cette nuit-là, les nuits suivantes, et les jours aussi. » Et on plonge dans l’univers d’un homme qui a tout pour être heureux : une jolie femme, deux filles et un job qu’il adore. Seulement voilà, sa fille aînée, sa préférée, sa princesse adulée, a grandi et, à 22 ans, elle décide de partir de la maison pour aller vivre avec l’homme de sa vie. Erreur, grave erreur. Son père ne supporte pas son départ et bascule dans la folie.

Dès lors, l’auteur va nous balader derrière cet homme malade, rongé par l’amour qu’il voue à Sophie. La jalousie l’emporte sur la raison, obsessionnelle. Et la raison rend les armes : « Je suis toi, un instant, à la dérobée, un autre toi, décalqué, mais pas bouffé, pas explosé, pas incontrôlable, je suis le petit garçon que tu n’es plus, le brave type que tes obsessions ont pourri, le bon père de famille comme lequel tu ne te comportes plus, ta conscience alors que tu n’en as plus, ta clairvoyance que tes aveuglements forcenés ont brouillée, je suis ta « réflexion », ton image objective, saine, apparue à la dérobée, dans chaque glace, chaque miroir, chaque vitrine, chaque rétroviseur, chacune de tes ombres chinoises, chaque flaque d’eau. Je suis l’image de toi, image qui peut lire tes pensées les plus profondes, les plus secrètes, les plus dangereuses, les deviner, les anticiper ; image que tu fuis, car elle te juge, te connaît, mieux que quiconque, mieux que toi-même. Elle est l’autre toi-même, le bon, le juste, jumeau auréolé, l’Autre, comme chez Mulligan, alors que toi, tu es l’Adversaire, comme chez Carrère. Ainsi, je peux te décortiquer, dans ta tête, dans tes tripes... »

Paternel à mort, c’est un roman noir, très noir. Les personnages se noient dans leur désespoir et pourtant, pourtant, le rouge de la passion est là. Crifo, c’est le passionnel à fleur de mots, de la lave en fusion. Terriblement efficace.

Paternel à mort, Thierry Crifo, Editions du Masque