Florent Latrive
"Du bon usage de la piraterie" écrit par Florent Latrive a donné lieu à l’un des premiers enregistrements audio collectif d’une oeuvre complète. En un an et quelques dizaines de participants, le livre est enfin sonore et le Liseur achève le montage en ce moment.
Bonjour Florent,
Bon, on peut le dire, je veux dire après tout ce qu’on a vé cul ensemble, on peut se tutoyer non ? C’est pas intime que j’aie lu tes mots ? Mais rappelle-toi, ne nie pas, j’ai fait ça en public, sur le site de l’incipit... Ne renie pas ton livre, pour le coup, je l’ai lu !
D’ordinaire, je fais des interviews d’auteurs sur des livres que je ne connais pas mais là je l’ai lu, et à voix haute encore, y’a mêmes des preuves qui trainent sur le net ! Faut dire que y’a même pas besoin de l’acheter, puisque ton livre est téléchargeable gratuitement.
Donc tu écris sur des choses passionnantes comme le fait que chanter sous la douche peut être de la piraterie tout ça et en plus tu n’écris pas si mal (il paraît que c’est ton boulot, genre t’es journaliste à Libé, des trucs comme ça). Comme j’ai pas envie d’étaler notre vie sexuelle sur le web, surtout que ta femme va l’apprendre et que ça va
jaser quand on saura tout ce qu’on a fait avec le micro que j’ai failli utiliser pour enregistrer ton texte (dommage qu’il ait servi à autre chose non ?), on va passer à l’e-terview.
1 Bon, je te laisse donc dire à nos très aimés lecteurs ce que tu as fait du micro... Avoue où il est caché et comment il est devenu inutilisable...
Evidemment, j’ai égaré le micro, mais d’une façon terriblement respectable, j’en ai peur. C’était fatal, je ne suis pas spécialement rangé, comme garçon. Mon bureau est une sorte de mausolée à la gloire du papier fripé, avec des piles qui tombent sur le clavier, des paquets de
cigarettes vides, un arrêt de cour d’appel, un dossier de presse sur la distribution numérique de jeux vidéos, le projet de loi sur le droit d’auteur du ministre des beaux arts du Front populaire Jean Zay, le dernier numéro des négristes de Multitudes avec un texte sur la French
Theory, un carnet de notes barbouillé d’une écriture qui doit être la mienne, le Freakonomics de Levitt (où l’on apprend pourquoi dealer c’est un métier qui rapporte rien), une boîte de Canderel jaunie, un cutter, les dernières prévisions de conjoncture éco du Crédit Lyonnais, le live de Wilco à Chicago, une pile de rapports annuels de Roche, Sanofi et autres mastodontes de la pharma, un autocollant "copy controlled" et un autre sur le "1er mai du familistère Godin", une cinquantaine de livres les uns sur les autres qui ne tiennent que par miracle et une bande de papier rapportée d’un quelconque sommet alter où il est inscrit : "We are more powerful than they can possibly imagine". Le micro doit être au
milieu de tout ça, je ne le vois pas, c’est un drame.
NDJ’M : je confirme
2 Comment t’es venu l’idée d’écrire un livre sur les pirates de salle de bain ? C’est une question existentielle que tu te posais en chantant
sous la douche ?
C’est une question de désir : le mot pirate vient du grec perasthai qui signifie notamment "chercher à séduire", quitte à violenter certaines règles usuelles de la carte du tendre. Il y a bien évidemment du désir de savoir et de culture dans les actes de copies et d’échanges d’oeuvres
aujourd’hui qualifiés de "piraterie" par les industries culturelles. A contrario, la charge carcéralo-morale menée contre les pirates du peer-to-peer a pris les allures d’une croisade quasi religieuse contre ces débordements barbares de désir du public. Pensez ! Cette prolifération de la copie (copia, en latin, signifie l’abondance -désolé, je profite de la présence d’un Robert historique de la langue française dans le fatras de mon bureau) c’est une insulte aux adeptes de la rareté et du plaisir compté. Rien de neuf là dedans : il y a toujours un côté peine-à-jouir dans les manoeuvres des lobbies culturels. Mais in
fine, la loi a toujours de grandes difficultés pour réprimer les désirs de culture. Pensez à Mozart : jeune adolescent, il avait gravé dans sa tête les notes du Miserere d’Allegri, lors d’une exécution à la Chapelle
Sixtine. A peine revenu chez lui, il a tout recopié sur une partition.
C’était totalement interdit : le Miserere était réservé à la Chapelle Sixtine et rien d’autre. Le sortir de ce lieu saint, c’était risquer l’excommunication sans réponse graduée. Cette menace n’a pas empêché Mozart-le-pirate de copier l’oeuvre d’Allegri.
3 Quand tu chantes sous la douche, tu chantes quoi ?
C’est une question très difficile, qui nécessite de se munir du code de
la propriété intellectuelle pour ne pas risquer le délit de contrefaçon
en salle de bain. En fait, cela dépend du nombre de personnes dans la
douche. Car l’article L-122-5 du CPI précise bien qu’« une fois l’oeuvre
divulguée », l’auteur ne peut interdire « les représentations privées et
gratuites effectuées exclusivement dans un cercle de famille ». Du coup,
si je partage ma douche avec le "cercle de famille" -qu’une
jurisprudence bonne fille a élargi depuis longtemps aux proches, amis,
amants de passage etc.. je peux chanter ce que je veux. Perso, j’oscille
entre l’Internationale et Doctor Beat de Gloria Estefan. En revanche,
quand ma douche accueille trop de monde, je suis plus prudent : je me
rabats sur le répertoire du domaine public pour éviter un procès ; et
dans ce cas, en fonction de mon humeur, je chantonne "Au clair de la
lune" ou alors j’improvise un scansion rap sur du Louise Labé ("Baise
m’encor, rebaise moy et baise")
4 Mon super jeu ; peux-tu finir les phrases suivantes :
4.a Quand tu chantes, quand tu chantes... ça va pas, pourquoi ?
4.b Elle préfère l’amour... amer
4.c Jamais deux fois dans le même fleuve
4.d Rita, c’est comme un ouragan
4.e Elie au lit ou lit la lie d’Holly au vit d’Lili
5 On va rester dans la salle de bain ou pas loin ; quel livre lis-tu aux
toilettes ? (j’ai pas dit pendant la toilette)
Le droit à la paresse, de Lafargue.
6 Le fait que le livre soit accessible gratuitement sur le net, c’est un
acte politique important ? Une lubie d’homme de gauche (voir « comment
je suis devenu de Gauche » de notre bien aimé rédac chef fondateur) ?
Une manière de ne pas gagner de fric en travaillant ?
Une lubie, soudain : je vais faire une réponse sérieuse. L’immense majorité des auteurs ne gagnent pas leur vie grâce à leurs écrits. Les librairies sont engorgées ; le taux de rotation des oeuvres est ultrarapide et la plupart des livres disparaissent au bout de quelques mois. Chère Justine, cet état de fait permet de prendre pas mal de
distance vis à vis des ventes elles-mêmes : ce qui compte pour moi c’est la diffusion. La mise en ligne du livre a deux avantages immenses : primo, les lecteurs peuvent s’en faire une idée, le goûter, avant d’éventuellement en faire l’acquisition pour eux ou, mieux encore, pour l’offrir. Et deuxio, le texte poursuit son existence après avoir été
bouté hors des librairies par les tombereaux suivants... Dans tous les cas, cette mise en ligne n’est pas incompatible avec des ventes : c’est ce que démontre depuis maintenant 6 ans les éditions de l’Eclat, dont
une grande partie du catalogue est disponible sur le Web en version intégrale. Michel Valensi, l’éditeur de l’Eclat, raconte régulièrement que ses meilleures ventes dans la durée se portent sur les ouvrages mis en ligne...
D’ailleurs, le choix n’est pas aujourd’hui entre "100 % en ligne" et "rien en ligne". Entre les deux extrêmes, il existe une myriade de possibilités : pour n’en citer qu’une seule, pourquoi ne pas imaginer des textes mis en ligne six mois après leur parution, une fois le gros
des ventes réalisées ? Fayard a d’ailleurs accepté ce principe avec le livre Cause Commune de Philippe Aigrain. Les modèles économiques de la
culture ont toujours été portés par l’hybridation entre le gratuit et le payant, entre l’accès libre et les péages. C’est sur la meilleure façon de parvenir à cette hybridation qu’il convient de travailler, afin
d’obtenir le meilleur compromis possible entre les deux objectifs fondamentaux de la propriété intellectuelle : la plus grande circulation possible des oeuvres d’un côté, et la protection et la reconnaissance des auteurs de l’autre.
7 Plutôt les toilettes ou les voilettes ?
Les voilettes, c’est bien plus troublant
8 Ma question vignale, parce qu’il est génial (je sais pas si vous avez
noté, je fais toujours pas mal de lèche dans mes e-terviews, c’est parce
que je peux pas le faire en vrai, il se laisse pas faire le bougre -et
accessoirement, ça me permet de ne pas me casser la tête mais qu’il soit
content que je lui pique ses questions), donc, que pensez-vous des
mégalos et des narcissiques ?
Aucun d’entre eux ne peut rivaliser avec moi. Et ils ne m’intéressent pas.
9 Un désaccord profond nous unit : à la question « qu’est-ce qu’un pirate » vous ne mentionnez pas le capitaine Crochet... C’était par peur d’un reproche sur les droits d’auteur ?
C’est à cause d’un très ancien conflit entre le capitaine et moi à propos de la fée clochette. Je préfère rester discret.
10 Par quoi, très cher Florent, désirez-vous terminer cette e-terview (et oui déjà je sais mais même les meilleures choses ont une fin... on recommencera) ?
Dans ce cas, laissons cet échange inachevé : j’ai toujours préféré les histoires sans fin aux recommencements.
Merci Florent