Interview : Mathieu Zazzo

Interview : Mathieu Zazzo

Vous ignorez peut-être encore son nom mais les productions artistiques de son oeil font déjà partie de votre mémoire référentielle surtout si vous aimez la musique actuelle et les groupes pop. Mathieu Zazzo a un regard, une patte, une hypersensibilité et beaucoup de talent, c’est indéniable. Malgré son jeune âge il s’est déjà imposé dans son milieu en réalisant un travail photographique avec Bashung, Asia Argento, Enki Bilal, Etienne Daho, Saez, Jérome Attal et beaucoup d’autres.
Remerçions vraiment Monsieur Z. pour la qualité de ses réponses, c’est rare qu’un artiste donne autant pour une interview. Un univers à découvrir d’urgence.

1. Mathieu Zazzo vous êtes une des valeurs montantes du moment, vos photos sont présentes dans beaucoup de magazines et sur de nombreuses pochettes de disque. Comment la photo est-elle arrivée dans votre vie ?

Assez tôt... on m’a offert mon premier appareil photo vers huit ans, un petit compact. Vers onze-douze ans, j’ai eu mon premier reflex. Mon père, qui a toujours fait beaucoup de photo en amateur, m’a appris les principes du tirage Noir et Blanc, sur un vieil agrandisseur, dans la cuisine familiale. Je ne pensais pas encore en faire mon métier ; jeune adolescent, je voulais faire du cinéma. Le Cinéma de Minuit, les séances du midi des Trois Luxembourg ont été ma première école. Truffaut a été très important pour moi à l’époque, la saga Antoine Doinel, puis Godard, un petit peu plus tard... Mon deuxième grand choc fut « Les Amants du Pont-Neuf » de Leos Carax, que j’ai vu à sa sortie en 1991. J’ai gardé ce numéro des « Inrockuptibles », où il y avait une très longue interview de lui, ainsi qu’un hors série des « Cahiers du Cinéma » qu’il avait supervisé, et ça a été le point de départ de nombreuses découvertes : cinématographiques bien sûr, mais également littéraires, picturales et musicales.

J’y revenais très régulièrement, cela m’a servi de guide esthétique, en quelque sorte... Par ce biais, j’ai découvert les films de Dreyer, Bresson, Philippe Garrel, Claire Denis, les films noirs des années 30-40, la peinture d’Edvard Munch, les poèmes de René Char... en voyageant comme ça, d’œuvre en œuvre, on crée vite des liens entre elles, on s’invente une sorte de famille sensible.
Puis, les hasards de la vie m’ont finalement mené à la photographie. Ce n’est que plus tard, lorsque j’ai commencé mes études de photo, que j’ai vraiment découvert son Histoire, et que les films n’ont plus été les seuls à nourrir mon imaginaire. Robert Frank, William Eggleston, Antoine d’Agata ou Marc Trivier sont venus rejoindre la petite famille...

La photo s’est vraiment imposée à ce moment-là, pendant ces trois années d’études à Louis Lumière.
Comme souvent, on commence par photographier son amoureuse. Mes premiers vrais portraits sont ceux-là... puis, après mes études, j’ai commencé à travailler pour un fanzine musical, disparu depuis, Planet Of Sound. Un jour, on m’a conseillé d’aller sonner à la porte de Libération, mes quelques portraits sous le bras. Ce que j’ai fait... un mois après, le journal me confiait ma première commande.

2. Vous naviguez entre deux mondes, celui de l’image et celui du son, d’où vous vient cette fascination et cet intérêt accru voire obsessionnel pour la musique et les musiciens ?

La musique est en fait arrivée avant l’image. D’aussi loin que je me souvienne, il y a toujours eu de la musique chez moi, mes parents étant très mélomanes... et c’est quelque chose que j’ai également pratiqué dès l’enfance. J’ai commencé le violon vers huit ans ; puis comme beaucoup d’adolescents, j’ai monté un petit groupe de rock avec des copains au collège, j’étais bassiste... Ma mère avait le double album rouge des Beatles, que j’ai usé jusqu’à la trame, mais la vraie révélation, vers dix ans, ça a été David Bowie ! A cet âge-là, cela provoque des dommages irréversibles... J’ai toujours gardé une grande fascination pour lui. Ce n’est peut-être pas innocent, puisque chez Bowie, le son et l’image sont envisagés simultanément, à part égale.

C’est probablement par lui que j’ai commencé à m’intéresser à l’iconographie rock, les pochettes de disques que l’on décortique jusqu’au moindre détail... C’est comme ça que j’ai découvert les images d’Anton Corbijn, notamment, qui reste quelqu’un de très important pour moi. Mais je devrais également citer le travail de Pennie Smith avec The Clash, et plus près de nous, les portraits de Richard Dumas. Des photographes qui ont assimilé les codes visuels du rock pour les dépasser, les emmener sur leur propre territoire.

Aujourd’hui, j’essaie de conjuguer ces deux mondes, et ils se nourrissent l’un l’autre... Je continue à faire de la musique, en tant que guitariste, avec le chanteur Jérôme Attal, et les portraits « rock » prennent de plus en plus d’importance dans mon travail, effectivement.

C’est probablement une chance de pouvoir évoluer d’un territoire à l’autre... Avec Jérôme (ndrl Attal), d’ailleurs, c’est un travail très complet, puisqu’il m’a demandé de réaliser les photos de pochette de ses deux disques ; je suis donc impliqué dans la création du projet sur deux niveaux : musical et iconographique, ce qui est passionnant.

3. C’est quoi une bonne photo pour vous ?

C’est très difficile à définir... je dirais que c’est une image qui s’extrait de l’événement initial qu’elle représente, c’est-à-dire la rencontre de l’objectif avec le sujet, pour offrir à voir autre chose, qui trouve écho, d’abord en soi, puis, dans un deuxième temps, chez le spectateur, et qui n’est pas quelque chose de matériellement présent sur l’image (même si l’ensemble de ses éléments y contribue), mais plutôt à l’état latent. Quelque chose qui convoque à la fois sentiments, réminiscences, émotions... C’est très rare. On ne peut pas le prévoir, il faut attendre, se laisser surprendre, parfois cela vient...

On peut se mettre dans les meilleures dispositions du monde pour ça, il faut qu’il y ait cette tension, cette forme d’accident, d’imprévu, pour que cela arrive. Les photos que je préfère sont nées ainsi, lorsque ce quelque chose vient perturber la prévision que l’on a de l’image, pour provoquer une émotion, ou une tension. Cela peut venir de la lumière, d’un regard, d’une impression confuse de « déjà vécu »... on se sent alors appelé par ce que l’on voit sur le dépoli, et on déclenche l’obturateur.

4. Vos mises en scène sont souvent empruntes d’une sorte de gravité ou de solennité, même s’il y a beaucoup de bienveillance et un beau regard posé... êtes-vous d’accord avec mon observation ?

Effectivement, j’ai tendance à préférer une certaine austérité, aussi bien dans la « mise en scène » (même si je ne réfléchis pas vraiment en ces termes), que dans le choix du décor.

Pour ce qui est de la bienveillance, oui, il y a une forme de respect, c’est certain... mais c’est aussi une limite. Je regrette parfois ne pas être plus dur vis-à-vis des personnes que je photographie. Il y a peut-être un côté un peu trop « icône » dans mes portraits...

Il faut parfois du temps pour aller au-delà de ce que la personne désire montrer d’elle-même, pour qu’il y ait un peu de relâchement de son côté, qu’elle baisse sa garde, en quelque sorte... mais parfois aussi, cinq minutes peuvent suffire à se laisser surprendre. Cela dépend de tellement de choses : ce que la personne, ou ce que l’on a soi-même traversé auparavant dans la journée, la vibration de la lumière à cet instant précis... On se retrouve de toute manière devant un mystère insondable lorsque l’on est face à quelqu’un.

Je ne suis pas très directif en prise de vue. Je parle peu, juste quelques indications. J’essaie d’établir un rapport de confiance, préférant laisser ce moment, cette tension, arriver petit à petit, en silence. Peut-être que si j’étais impitoyable et très directif, dès le début, ce moment arriverait plus vite, mais je n’en suis pas convaincu... et puis c’est une question de tempérament, cela fonctionne très bien avec certains photographes, mais je ne pense pas que ce serait le cas pour moi.

5. Souvent vous "chopez " un regard hors champ dans vos prises de vue. Qu’est-ce que cela signifie ?

Il y a beaucoup de regards frontaux aussi !
Ce n’est pas quelque chose de réfléchi en termes de signification. D’ailleurs, je n’avais pas conscience que cela revenait aussi souvent, je viens de regarder quelques images pour vérifier... Je pense que c’est une façon d’inclure le hors champ, une histoire parallèle, une énigme. J’ai toujours préféré une forme de photographie ouverte, qui laisse la place au mystère ; le questionnement plutôt que l’affirmation.

6. Vos photos font partie d’une petite mémoire collective déjà vue et reconnue, notamment le travail que vous avez fait sur Bashung ou Saez, cela fait du bien cette rencontre avec l’époque et la reconnaissance des grands ?

Je ne sais pas si l’on peut vraiment parler de mémoire collective... disons que lorsque l’on travaille pour des grandes structures comme les maisons de disques, on peut bénéficier d’une exposition importante pendant un certain laps de temps, d’autant plus lorsqu’il s’agit de quelqu’un de connu comme Bashung. Ca a été un beau hasard, et j’ai eu beaucoup de chance. Alors ça fait évidemment plaisir, et ça permet ensuite de montrer son travail avec un peu plus d’assurance...

La photographie m’a plusieurs fois donné l’opportunité de rencontrer des personnes dont j’aime le travail, ou qui m’ont touché d’une façon ou d’une autre. Marc Trivier a eu une très belle phrase à ce sujet : « Je me dis souvent que le bonheur d’avoir été le contemporain de quelques-uns, connus, anonymes ou oubliés, que l’on aime encore, c’est ce qui reste quand on ne sait plus comment se cacher, que le monde, autour, s’enlaidit jour après jour ».

7. Comment définiriez-vous votre style, Mathieu ?

...reposez-moi la question dans quelques années !

8. Même pour les portraits, le plan de demi-ensemble semble vous aller comme un gant, est-ce à dire que vous avez besoin de décor pour cerner et raconter les personnalités ?

La distance, c’est la question centrale de la photographie. Encore une fois, ce n’est pas un calcul de ma part ; il arrive qu’un regard suffise à faire une image, à me toucher, comme il peut arriver que ce soit la lumière, ou le rapport entre le sujet et son environnement qui provoquent cette émotion.
On pourrait parler de l’œuvre du peintre Edward Hopper, que j’aime beaucoup, mais mon attirance pour cette valeur de plan me vient probablement du cinéma. J’aime envisager certaines images comme les plans d’un film qui n’aurait jamais existé.

9. Quel est l’artiste que vous rêvez de capturer dans votre focale et pourquoi ?

Il y en a beaucoup ! Bowie évidemment, Carax, pour les raisons évoquées plus haut, Mark Kozelek, le fondateur du groupe Red House Painters, parce qu’il a un beau visage triste et que ses disques comptent parmi les plus beaux du monde...

Mais beaucoup sont morts, hélas. Ian Curtis, Nico, Audrey Hepburn ou Zoe Lund, par exemple...

10. Je vous laisse le mot, ou l’image de la fin cher Mathieu Zazzo.

Mathieu Zazzo sur le net

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