L’univers aztèque de Frida Kahlo

L'univers aztèque de Frida Kahlo

Couchée sur un lit nu, dans une chambre dépouillée, une femme recouverte d’un drap blanc donne naissance à un enfant sous les yeux d’une vierge implorante. C’est en réalité une tête d’adulte qui semble jaillir du ventre de la mère et dormir entre ses jambes.
« Ma naissance ».
On reconnaît l’artiste à ses fameux gros sourcils.
La scène peut sembler crue, tout au moins originale. Elle fait en réalité directement référence à la statuaire aztèque et à l’art précolombien. Frida Kahlo, née au Mexique en 1907, revendique dans nombre de ses tableaux son appartenance à la culture traditionnelle de son pays.

Même lorsqu’elle part vivre aux Etats-Unis (à partir de 1930), elle ne cesse de rester mexicaine, au prix parfois d’un étrange dédoublement qu’elle incarne également dans son œuvre. Ici, par exemple, on peut précisément se demander si ce n’est pas Frida Kahlo qui donne naissance à une autre elle-même dans cette perspective de scission : femme américaine et mexicaine mais aussi par la suite femme aimée ou rejetée par Diego Rivera, femme animale, femme politique ou domestique...

En 1932, lorsque Frida Kahlo peint cette toile, elle vit à Détroit avec Rivera et elle vient de faire sa seconde fausse couche. Elle termine l’oeuvre peu après le décès de sa mère. L’occasion d’invoquer la déesse aztèque Tlazolteolt qui préside à l’enfantement et qu’on connaît sous la forme d’une femme donnant naissance à un enfant dont la tête sort entre ses jambes accroupies.
Appelée généralement la mangeuse d’ordures, cette déesse est associée à la sensualité et aux plaisirs de la chair qu’elle inspire. Elle donne aussi le pardon à ceux qui commettent des entorses à l’éthique sexuelle très rigoureuse des Aztèques : littéralement, elle se nourrit de leurs fautes. Des sacrifices humains sont prodigués en son nom, elle est alors parée de la peau des victimes. Ainsi, et selon les versions, Tlazolteotl est tour à tour la Déesse de la lune, de l’amour charnel, de la fécondité et de la mort.
Les dieux aztèques sont très complexes et changent de visage à loisir, révélant l’impossibilité de cerner un sujet définitivement. Il en est de même pour la poétique esthétique de Frida Kahlo. En particuliers, cette mère dont le visage est caché ressemble à une morte étendue à la morgue. La tête de l’enfant, ensanglantée, vit à peine et aucun bonheur n’irradie la scène. Au contraire, la Vierge suspendue au-dessus du lit prie et pleure, cherche à apaiser sans doute, à donner des réponses impossibles. La vie passe nécessairement par la mort, ou l’incapacité de Frida à porter un enfant. Il y a la violence et le calme, la banalité et la monstruosité de l’événement. Mystère, amour, fécondité et mort... Le thème de la naissance englobe celui du cycle de la vie et de ses origines.

Une autre toile remarquable ayant trait à la maternité est le portrait de la nurse de Frida Kahlo, donnant le sein à la petite fille. La femme, dont le visage est encore caché, apparaît cette fois masquée, faisant référence à une autre déesse du panthéon aztèque : Coatlicue. Mère des dieux et déesse de la Terre, elle porte usuellement une jupe de serpents tressés, un collier de mains, de coeurs et de crânes humains. Connue comme mère de toute chose, sa poitrine est flasque et tombante à cause de ses nombreux accouchements. Elle est aussi représentée comme mère nourricière, comme ici. C’est la patronne des femmes mortes en couche.

Ce tableau, « Ma nurse et moi » a été réalisé en 1937 : l’artiste a alors fait quatre fausses couches. On pourrait imaginer qu’elle idéalise la maternité mais elle continue à en donner une image complète, à la fois symbolique et réelle.

La nurse est masquée, que dissimule-t-elle ? Quel est le vrai visage de la maternité ? On raconte qu’une statue de la déesse Coatlicue était si laide que les prêtres locaux l’ont à nouveau enterrée après sa découverte en 1824 pour ne pas à affronter sa monstruosité. La célèbre statue est maintenant au Musée National d’ethnographie de Mexico.
Le corps de la nurse est en tous cas beau et généreux et la femme offre ses seins lourds à l’enfant. Le sein, tété par la bouche immense du bébé-adulte, est envahi par des fleurs. Qui donne quoi ? L’enfant a-t-il vidé presque entièrement le corps de cette femme finalement anonyme ou bien, prenant son lait, le transforme-t-il pour enrichir la nurse ? Et toujours une sombre tristesse d’un ciel pluvieux en arrière plan tandis que la végétation est luxuriante.
Dans les légendes aztèques il y a cette histoire autour de la déesse Coatlicue : un jour qu’elle était en prière dans un temple une boule de duvet lui tomba sur la poitrine et quelques temps plus tard sa fille s’aperçut que sa mère était enceinte. Furieuse et croyant au déshonneur de sa mère, elle poussa ses frères à décapiter leur mère. Sortant alors du ventre de sa mère agonisante, un dieu naquit, tout armé et peint en bleu. Il tua sa soeur, ses frères et tout ceux qui avaient comploté contre sa mère.
Voilà bien le double visage de la maternité : enfant rebelle, enfant fidèle. Ceux qui prennent tout et ceux qui donnent. Ça peut faire réfléchir... (on ne connaît pas particulièrement les relations qu’a entretenues Frida avec sa nurse).

On retrouve des éléments de la culture précolombienne dans nombre des tableaux de l’artiste, comme ce chien nommé Xolotl qui accompagne le dieu aztèque Quetzalcoatl (le dieu de la sagesse, appelé curieusement « serpent à plume ») au pays des morts, ou tout simplement les parures dont Frida se revêt : le costume traditionnel Tehuana est porté par les femmes du même nom dans la région du sud-ouest du Mexique.

A ces influences, Frida Kahlo ajoute sa propre subjectivité et son univers à la fois réaliste et magique, transgressant ainsi toutes références possibles. Ainsi elle incorpore souvent à ses tableaux des singes, symboles chrétiens du péché masculin, représentant également les enfants qu’elle n’a pas eus, mais elle puise aussi son inspiration chez les égyptiens, leur empruntant le disque solaire vénéré par le pharaon Amenhotep IV.

Frida Kahlo, Tate Modern, Londres, 9 juin - 9 octobre 2005

Pour en connaître davantage sur sa biographie et sur ses relations passionnelles avec l’artiste Diego Rivera, lire « Diego et Frida » de J.M.G. Le Clézio, éditions Stock 1993.

Pour en connaître davantage sur sa biographie et sur ses relations passionnelles avec l’artiste Diego Rivera, lire « Diego et Frida » de J.M.G. Le Clézio, éditions Stock 1993.