Interview : Alain Bellet

Interview : Alain Bellet

Il est des rencontres qu’on aimerait prolonger au-delà d’un entretien pour le Mague. Celle avec Alain Bellet et Patricia Baud fait naître ce désir-là.
Les deux co-auteurs de l’album Photo/Texte "L’usine de mes rêves" sont saisissants d’humanité et leur démarche artistique mérite d’être mise à l’honneur, fêtée comme un bel évènement littéraire et éditorial.
Ce livre-objet rare et digne raconte avec des mots justes et des images respectueuses ce qu’à pu être la fin de l’usine de charbon de Drocourt.
Dialogue empli de symboliques autour d’un fait historique.

1. Bonjour, Alain Bellet, j’ai découvert votre livre « L’usine de ma vie » conçu et réalisé conjointement avec la photographe Patricia Baud et je dois dire qu’il m’a enthousiasmé. Je m’attendais à un livre noir, triste, solennel, moralisateur, alors qu’il est malgré la fermeture programmée de Charbonnages de France, un ouvrage positif qui raconte l’amour fou d’une population pour son usine.

Je crois qu’il fait la part belle à la mémoire collective, l’attachement à un outil de travail, et puis sans doute, il inscrit la fermeture de cette entreprise dans la grande saga des mines et des mineurs du Nord-Pas-de-Calais. L’histoire ouvrière n’est pas noire à priori, elle peut l’être dans certaines occasions, mais dès lors qu’elle croise la mémoire humaine, le souvenir chaleureux des épreuves et des fêtes, elle s’inscrit résolument sur un chemin d’espérance, toujours recommencée au gré des générations...

2. Ce qui est intéressant dans la confrontation textes / images, c‚est qu’il s’agit d’un double regard artistique. Les mots n’expliquent pas les photos ni inversement. C’était un choix éditorial dès le départ ?

Il s’agit là d’un choix artistique commun, posé depuis longtemps entre Patricia Baud et moi-même. Nous avons réalisé plusieurs livres ensemble, dont Paris, Capitale des Arts et des Révoltes, une histoire de Paris un peu originale, et des expositions de textes et d’images, notamment Enfermé dehors, relatant l’aventure d’une caravane chamelière traditionnelle au Sahara. Pour nous, chacune de nos disciplines constitue une écriture spécifique, avec ses codes et son langage approprié. Il s’agit davantage d’une démarche artistique de fond que d’un choix éditorial relatif à un seul ouvrage ou à l’éditeur de celui-ci.

3. Sans voyeurisme, ni misérabilisme, avec donc la plus grande dignité, vous regardez ce microcosme qui sombre et vous nous racontez leur histoire avec à la fois, proximité et distance. Comment fait-on pour avoir ce ton qui sonne si juste ?

Bonne question, mais il est bien difficile d’y répondre soi-même. Je dirais juste qu’il ne s’agit en aucun d’un livre d’enquête, d’un livre documentaire ou journalistique. C’est peut-être cela qui donne ce curieux rapport entre distance et proximité. La proximité est née de la rencontre avec les hommes et leurs mémoires recueillies, la distance vient sans doute du travail littéraire, d’un regard d’écrivain sur une fragilité et une combativité sociale. La justesse du ton dont vous parlez vient peut-être de la conscience d’appartenir, sur le fond, à la même famille idéologique que tous ces gens... J’ai travaillé très jeune dans pleins de petits boulots et c’est peut-être par-là qu’il faut chercher la cohérence...

4. Dans votre livre, le charbon devient un bien précieux, un deuxième or noir, c’est une matière quasi vivante qui stigmatise tous les fantasmes et toutes les envies ?

Le charbon était un monstre sacré, une bête qui donnait à manger, à se chauffer, à produire, à résister, à se déplacer si l’on pense aux locomotives à vapeur... Les hommes et les femmes de ce pays ont oublié ça... Moi, pardon, c’est encore des souvenirs de mon enfance, je prenais le train à vapeur à la gare de la Bastille vers St Maur, rasée la gare, on a un bel opéra pseudo-populaire à la place... Je digresse un peu, pardonnez—moi ... L’histoire sociale et industrielle du 19° siècle et de la première moitié du XX°est liée à cette matière brute » que les hommes tentaient de dompter. Ils l’ont apprivoisée, maîtrisée, au profit de toute une société et des grands capitaines d’industrie, surtout...

5. Avec ce « reportage » artistique sur la fin de la cokerie de Drocourt vous faites finalement un travail sociologique et historique qui revêt une valeur esthétique et littéraire indéniable. C’est une sacrée responsabilité tout de même ?

C’est une gageure, surtout. Avant d’être auteur photographe, Patricia Baud était psychosociologue et moi, je suis devenu historien au fil des livres et d’une gamberge personnelle souvent préoccupée par la mémoire collective des sans grades et des oubliés de la grande Histoire... Je disais que notre démarche artistique et nos choix esthétiques s’appuient souvent sur du réel, de la recomposition de réel passé et sur les traces humaines... On peut parler de fine dialectique, si vous voulez...

6. J’imagine que la présentation du livre aux ouvriers et acteurs du « drame » a du être un moment de vive émotion... Racontez-nous cela...

Cela c’est fait en deux temps. Lorsque le texte fut achevé, à l’état de manuscrit, nous avons réalisé une exposition d’images et de larges extraits agrandis pour un état des lieux du travail en cours avant édition dans une des mairies de l’agglomération, la correction in situ des erreurs techniques ou sur l’orthographe des noms d’origine polonaise reste un superbe moment de rappropriation de leur usine par tous ces anciens ouvriers.
Et là, c’était sans doute fort pour l’émotion, les retrouvailles, des centaines d’hommes lisaient, se retrouvaient, commentaient les textes ou se reconnaissaient sur les photographies ; A la sortie du livre, c’était plus officiel, plus organisé, plus policé peut-être et l’émotion, c’est quand ces hommes se sont emparés de leur’ livre » en dehors des questions protocolaires, le député du coin voulait leur envoyer par la poste avec un petit mot, ils préféraient notre dédicace sauvage...

6. Avec « L’usine de ma vie, vous remettez à la mode et sous une forme quasi ‘ multimédia » le roman social. La plupart de vos ouvrages traitent de la réalité sociale, vous vous sentez investi d’une mission militante ?

Le roman social est une curieuse entité. La question reste : qui produit ? Qui engage, quelle en est la finalité ? Je crois que Zola a fourni une bonne conscience aux patrons des houillères de son époque en présentant les mineurs comme des bêtes à l’état brut, les syndicalistes comme des manipulateurs et le héros de Germinal comme un abruti. Alors, Messieurs, vous voyez leurs misères, pas de scrupules, allez-y, exploitez...

Roger Vaillant ou Aragon ont travaillé pour les staliniens...Je n’ai pas de mission militante, je vis, avec un certain regard porté sur le monde qui m’entoure et surtout une très vieille boîte à outils pour décrypter les rapports sociaux et le jeu des pouvoirs et des superstructures... Autrefois, on appelait cela le marxisme, le réflexe iconoclaste, mais le mot n’existe plus...

7. Votre usine a un visage humain, votre livre est une galerie de portraits sans compromis qui n’a pas le désir absolu de plaire, quel est le message subliminal de cet ouvrage ?

Disons, l’honnêteté du propos et des images, vous l’avez constaté par vous-même, Frédéric... C’est du montré à découvrir, du montré à réfléchir, les paysages industriels comme richesses démantelées, démolies par les boursicoteurs et les patrons du monde entier... Les hommes et leurs femmes peuplent notre ouvrage et c’est pour eux seuls que le travail compte.

8. Aujourd’hui l’usine n’existe plus. Qu’est devenu le site ?... Va-t-on en faire un parc d’attractions comme on l’a fait ailleurs, en Lorraine notamment ? Encouragez-vous la construction de musées pour offrir une large mémoire contemplative de ces lieux de travail et de vie ?

L’usine est démolie, 70 hectares vides attendent gentiment la dépollution que permettent efficacement les plantations d’arbres d’espèces particulières, d’herbes, mais je ne suis pas un spécialiste de ces choses... Juste à côté une usine survivante est classée Sevezo, alors le parc d’attractions attendra... Non, les élus des communes limitrophes rêvent d’y recréer des espaces de travail, des emplois...

9. Quelle est la rencontre la plus forte de cette « enquête » à Drocourt ? Celle qui vous a peut-être marqué plus que les autres ?

Parmi les hommes qui avaient perdu leur emploi, je repense à un leader syndical qui a démissionné de ses mandats, déchiré sa carte... Les autres l’appelaient le don Quichotte de Drocourt, au début et puis après, il était le Robespierre des va-t’en guerre... Pourtant la guillotine du plan social n’était pas de son fait... Je repense aussi au vieil homme qui tenait le bistrot, juste en face de l’usine, un infirme nostalgique, branché en permanence sur les années trente...

Par quoi désirez-vous terminer cette interview, cher Alain ?

Par un clin d’œil... Les directives du ministère de l’éducation nationale n’ont pas inscrit l’histoire et la géographie dans les matières fondamentales à enseigner aux enfants.. . Ces gens-là-là nous livrent pieds et poings liés au règne des marchands, car comme disait Braudel, sans passé, l’homme n’a pas d’avenir et l’ami Oscar Wilde renchérissait : « toute personne qui ne s’intéresse qu’à la période dans laquelle elle vit ne connaît pas la période dans laquelle elle vit... »

L’histoire n’est pas une affaire de programme et de directives, elle est partout dans les images de Patricia Baud, elle habite tous mes livres en effet et pourquoi l’Usine de ma vie aurait-elle joué la corde de l’immédiateté ? Je ne sais pas faire...

Le site d’Alain Bellet
Le site de Patricia Baud

L’usine de ma vie, Alain Bellet et Patricia Baud (2005), 128 pages, 30 auros. Cherche Midi.

L’usine de ma vie, Alain Bellet et Patricia Baud (2005), 128 pages, 30 auros. Cherche Midi.