Le long exil des Chiliens anti-Pinochet
En publiant l’enquête du journaliste catalan Xavier Montanyà, Les Derniers exilés de Pinochet, les éditions Agone éclairent les zones d’ombre qui hantent toujours le Chili depuis la transition démocratique.
Le récit proposé par Xavier Montanyà commence le dimanche 7 septembre 1986. Ce jour-là, le général Augusto Pinochet passe le week-end en famille dans sa propriété forteresse, El Melocoton. Nous sommes à trente kilomètres au sud-est de Santiago, au lieu-dit El Cajon del Maipo. Toute la région est surveillée par les agents du dictateur, notamment la route G-25 qui relie la résidence à la capitale.
Quelques kilomètres plus loin, dans le village de La Obra, l’arme à l’épaule, des jeunes gens écoutent l’hymne du Front patriotique Manuel Rodríguez (FPMR) ainsi que les derniers mots du président Salvador Allende enregistrés sur une cassette. Ils viennent d’apprendre l’objectif de leur mission. Sous le nom de code Siglo XX, ils doivent tendre une embuscade au dictateur pour le tuer.
Le « Frente », organisation polico-militaire, a été créé en 1983 par des jeunes communistes instruits par des guérilleros chiliens formés en URSS ou à Cuba et aguerris au Salvador ou au Nicaragua. Pour leur action, ils disposent d’environ trente-huit M-16 et SIG, de onze lance-grenades LAW (Light Antitank Weapon), de munitions, de grenades et d’explosifs. Soit une petite partie de l’arsenal qui a pu échapper aux perquisitions policières. Répartis en quatre groupes dans de puissants quatre-quatre neufs, les vingt-cinq combattants sont prêts pour l’attaque du cortège officiel qui comprend huit voitures et deux motos.
Vingt-sept hommes armés et entraînés protégeaient Pinochet qui circulait dans une Mercedes blindée aux vitres fumées. « Un tank déguisé en voiture », dira le commandant Ernesto, le chef du commando, après avoir vu le dictateur échapper miraculeusement à l’attentat. Après huit minutes de feu très intense, les militants du FPMR se replièrent à la manière de la CNI, la police politique, armes à la portière, sirènes et gyrophares allumés pour tromper les barrages de gendarmerie… Bilan : un blessé léger côté FPMR, cinq morts, douze blessés et des carcasses de voitures calcinées côté dictature.
La vengeance de l’État rappela l’après 11 septembre 1973. État de siège, arrestations par centaines, tortures, exécutions sommaires. La mort de Pinochet aurait pu radicalement changer le cours de l’histoire chilienne. L’attentat a donné un bon coup de pied dans la fourmilière. La popularité du FPMR, bras armé du Parti communiste chilien mais ouvert à tous ceux qui souhaitaient abattre la dictature (par exemple les prêtres se réclamant de la Théologie de la Libération), était forte dans les poblaciones. Les distributions de vivres et de fuel domestique, la guérilla urbaine, les plasticages de bâtiments américains, les enlèvements, les attaques d’armureries nourrissaient l’esprit de résistance. Par peur d’une insurrection communiste qui plomberait leurs intérêts économiques, les États-Unis, impliqués jusqu’à la moelle dans le coup d’Etat de 1973 et dans le « maintien de l’ordre », commencèrent à demander un peu de modération à leurs copains fascistes chiliens.
Dans les prisons, les détenus politiques n’avaient guère d’illusions sur une transition démocratique qui avançait à pas d’escargot en continuant à faire des courbettes à la justice militaire. Alors que Pinochet (qui restait commandant en chef des armées) s’apprêtait à laisser la place à Patricio Aylwin, premier président démocratiquement élu depuis 1973, une autre action éclatante du FPMR vint donner une claque à la dictature tout en envoyant un avertissement aux démocrates.
Le 20 janvier 1990, quarante-neuf prisonniers politiques s’évadèrent sans violence de la Carcel Publica de Santiago, prison de « haute sécurité ». Comment ? Pendant dix-huit mois, une vingtaine de militants du FPMR creusèrent sans relâche un tunnel de près de cent mètres de long sous la prison. À l’aide de fourchettes et de boîtes de conserve, ils grattèrent l’équivalent de dix camions de terre et de sable. Dans le plus grand des secrets, ils ont accompli un exploit digne de La Grande évasion, film qui a d’ailleurs fourni quelques astuces aux évadés chiliens.
Après avoir rampé pendant quinze minutes sous terre dans un fin boyau, certains militants eurent le sentiment d’une seconde naissance. Hélas, leur nouvelle vie gardait les scories de la première. Condamnés à la clandestinité ou à l’exil, les évadés furent sans surprise les « oubliés » de la transition démocratique. La plupart sont toujours coincés en France, au Mexique… Cruel revirement de l’Histoire, certains, issus de familles républicaines espagnoles réfugiées au Chili sous Franco, se sont repliés en Espagne. L’arrivée d’un gouvernement démocratique n’a pas effacé l’ardoise sanglante de la dictature. Bien que civils, victimes de tortures abominables, combattants anti-fascistes loyaux, ils restent poursuivis par des jugements militaires iniques.
Augusto Pinochet est mort le 10 décembre 2006, journée internationale des Droits de l’Homme. L’ordure avait 91 ans. Arrêté à Londres en 1998 puis relâché pour « démence sénile », le dictateur a échappé aux procès qui auraient dû sanctionner ses crimes, notamment ceux de l’opération Caravane de la Mort, de l’opération Colombo ou de l’opération Condor. Le régime de Pinochet est responsable de trois mille morts et disparus. Pinochet était poursuivi dans cinq affaires de droits de l’homme au Chili. Parmi elles, celle de la Villa Grimaldi où plus de quatre mille personnes ont été torturées entre 1973 et 1978. Deux cents sont toujours portées disparues. Au moins trente-cinq mille personnes sont passées sous les griffes sadiques des bourreaux du fossoyeur de la Unitad Popular. Dans une dizaine d’autres pays, des plaintes étaient également déposées contre le général ami de la CIA.
Grand criminel, Pinochet était aussi un vulgaire voyou. Comme Al Capone, c’est sur le terrain fiscal qu’il aurait pu chuter en premier. Dans un monde qui marche sur la tête, les crimes d’argent sont plus graves que les crimes contre l’Humanité... Le gangster aux lunettes noires était notamment accusé d’avoir détourné vingt-huit millions de dollars. Pour avoir osé s’attaquer à une telle pourriture, près de deux cents hommes du FPMR, du MIR et du PCCh, coupables de « crimes de sang » selon des tribunaux militaires, sont condamnés injustement à l’exil.
La société chilienne a vite oublié la dette qu’elle a envers celles et ceux qui ont risqué leur vie pour la démocratie. Le livre de Xavier Montanyà leur rend un vibrant hommage tout en apportant des éclairages vivants sur les actions clandestines et sur les remous politiques au Chili. Après avoir interviewé plusieurs exilés de la démocratie chilienne, l’auteur restitue avec précision les grands moments du FPMR que sont l’attentat contre Pinochet et l’évasion de la Carcel Publica de Santiago. Ken Loach puiserait là un scénario à la hauteur de ses meilleurs films politiques.
Xavier Montanyà, Les Derniers Exilés de Pinochet - Des luttes clandestines à la transition démocratique (Chili 1984-1991), éditions Agone, 226 pages dont huit avec photos. 18€. Traduite du catalan par Lluna Llecha Llop, cette édition a été établie par Jean-Marc Rouillan.