Textes de Damien Perez - Collages de Frédéric Vignale
 
    • Michael Willwait
      Michael Willwait a 32 ans, new-yorkais, spéculateur en bourse indépendant – un day trader pour être exact – Michael est célibataire. Il travaille jusqu’à 18 heures par jour. J’ai pas regardé la télé pas besoin, l’avion je l’ai vu, et j’ai senti mes deux jambes qui s’écroulaient, j’ai tâché mon costume c’est la merde. Je suis pas loin, ça tombe pas bien cet accident, enfin accident on parle d’attentat moi j’en sais rien je cours parce que ça pouvait pas tomber plus mal, je suis en retard j’aurais du y être y’a dix bonnes minutes au World Trade Center, je transpire comme un bœuf c’est mauvais signe je me dépêche, y faut repartir à Wall Street, je dois pas rater la première cotation, ça va plonger là-bas, le Nasdaq va chausser du 13, ça sent le Bear market(1) à plein nez, faut que j’y retourne mais je dois voir Lafleur avant, et le trading board (2) qui sonne tout le temps shit, je le vois bien que tout se casse la gueule pas la peine d’en rajouter. Y’a des agents partout, des passants qui pleurent, je croise un collègue trader, je lui file ma mallette et mon numéro d’USA Today (3) il n’y comprend rien je lui crie que Lafleur est resté là-bas, je cours vers les tours fumantes je lui expliquerai. La plupart des new-yorkais prenaient le frais c’était une belle journée. Moi je ramais déjà depuis ce matin. Y’a une légende qui court chez les traders. Pour savoir si on est un pro aux nerfs d’acier, il suffit de placer 10 000 $ arrosés d'essence dans son jardin et d’y mettre le feu. Si ça vous rend nerveux, que vous baignez dans votre sueur, que votre cœur vous résonne au crâne laissez tomber, c’est que vous n’êtes pas un bon day trader. Le day trading c’est une grosse loterie, ça consiste à acheter des actions pour les revendre avant la clôture, de façon à ne plus avoir d’actions en poche à la fin de la journée mais seulement des liquidités. Le problème c’est qu’on joue parfois au "short selling", on achète à découvert en espérant qu’on pourra couvrir l’investissement en actions par leur revente dans la journée. Si ça marche pas on est bien dans la merde. J’ai acheté ce matin pour 15 000 USD (4) d’actions Lockup electronics, une start-up californienne, leur boss devait passer sur CNN, c’était tout bénef, un passage dans la rubrique économique ça dope habituellement les cours d’une boîte d’au moins 20%. Et puis voilà que l’avion s’encastre et CNN nous fait le coup des breaking news, exit Lockup electronics, bonjour le flash spécial et mes actions qui plongent avec le Nasdaq. Le temps de revendre et j’avais déjà perdu 11% sur de la thune qu’il me restait encore à débourser pour mon investissement initial. Le day trading, c’est un concept séduisant, on est son patron, mais si on travaille pas on mange pas et des fois même en travaillant c’est pas tous les jours thanksgiving. Pas de reconnaissance pas d’aides gouvernementales, pas de sécu, mais je me débrouille. Surtout coté médication. Les sirènes d’ambulance crépitent partout, l’évacuation s’organise, quelques petits points gesticulants passent par les fenêtres j’ai du mal à m’imaginer que ce sont des femmes, des hommes, des courtiers, des managers, des secrétaires. La réalité se borde toujours d’une barrière d’incrédulité, la télévision la retranscrit finalement assez bien. J’ai beau vivre la réalité je ne la mesure pas, je n’y crois pas plus qu’à une mauvaise émission. Ma cravate Gucci me serre, je la balance à un passant. J’ai mal aux yeux et au thorax je sais d’où ça vient. Je tombe la veste aussi. Je porte des bretelles, j’avais pas spécialement envie de me la jouer Wall Street mais j’ai perdu du poids ces dernières semaines et je n’ai pas le temps d’investir dans une nouvelle garde-robe. Un flic veut m’empêcher de passer, c’est normal, inutile de lui expliquer que je cherche Lafleur, ce serait idiot, il n’en a rien à foutre de Lafleur ou peut-être que si, ce qui serait encore pire. « We’re all americans » que je lui hurle très calmement et j’empoigne un brancard laissé vacant pour courir vers la seconde tour où j’aurais du retrouver Lafleur juste avant que l’avion ne la percute. Le flic me crie « God bless America » et plus personne ne m’emmerde. C’est inimaginable ce qui se passe là-dedans. Je me retourne pour ne pas voir ces lambeaux qui furent des hommes ressortir sur leurs brancards, les gens des immeubles du Plaza tout proche n’en perdent pas une miette, ils ont raison, sûr qu’on ne verra pas d’américains blessés sur CNN. Je me sens très mal maintenant je suis en manque, si je ne trouve pas Lafleur TRES VITE, je ne serai plus bon à rien, je n’aurais plus qu’à me coucher sur les gravats. Ce con se promène toujours avec des répulsifs canins plein les poches, impossible de le localiser, les chiens de la DEA (5) le fuient comme la peste, ceux du NYFD (6) ne feront pas mieux. Je suis le seul à pouvoir le débusquer. Je devais retrouver Lafleur au 24ème. Plus d’ascenseur bien sûr, et de la poussière partout, mes semelles lisses dérapent, c’est très désagréable, j’ai l’impression que je n’y arriverai jamais et puis soudain j’y suis, je suis complètement déconnecté et je découvre Lafleur assommé, la gueule recouverte de débris du plafond. Je lui fouille les poches, il est bourré de doses de cocaïne l’enflure, y’a même des canules, je me sert largement ça va pas le priver, il y a des gens partout autour mais on ne fait pas attention à moi alors je redescends parce que les secours arrivent et que je ne veux pas les gêner. Ce serait rendre un bien mauvais service à Lafleur. J’ai le temps de me faire un sniff aux toilettes avant d’en être expulsé par les pompiers, je cours deux fois plus vite qu’eux, je pourrais vraiment leur filer un coup de main maintenant mais c’est trop tard qu’on me dit alors je sors de là et je cours. Mon téléphone portable sonne à nouveau – enfin peut-être que je l’entends seulement à nouveau – c’est encore un message du trading board, il se dit chez les traders que les terroristes ont réalisé un homerun (7) pour financer l’attaque des twin towers. C’est pas très grave je me sens bien maintenant, on est aux Etats-Unis d’Amérique, man, et chacun va faire ce qu’il a faire. Les Boys vont tailler du terroriste et nous on va maintenir l’économie du pays, c’est ça mon job de trader aujourd’hui. Au lendemain des attentats du World Trade Center, la bourse américaine connut une chute limitée. On parla d’investissements patriotiques. Michael Willwait perdit pour sa part 13OOO dollars supplémentaires. Un investissement patriotique bien évidemment. Lexique : 1 - Bear market : un marché où les prix des actions sont en baisse 2 - Trading board : forum financier accessible par téléphone Wap. Outil indispensable du day trader 3 – USA Today : périodique financier de référence des traders 4 – USD (United States Dollar) : terme utilisé par les traders en lieu et place de « $ » 5 - DEA (Drug Enforcement Agency) : police anti-drogues 6 – NYFD (New York Firemen Department) : pompiers de New York 7 - Home run : Gain très important réalisé par un investisseur sur une très courte période. En base ball, définit un coup imparable correspondant au tour complet du terrain par le batteur.
    • Hamad Bellasim
      Hamad Bellasim a 26 ans, célibataire parisien, thésard étudiant à Jussieu. Encore un qui me regarde. Lui debout moi assis. Pratique pour me toiser. C’est con mais c’est lui qui a peur, ils ont peur de ce que j’incarne, avec ma chemise à carreaux, mon velours fatigué, ma gueule d’arabe et mon bouquin de fac en main. Je me suis laissé la barbe. Ca tombe mal. C’était pas une bonne idée. C’est les autres que ça démange, moi j’ai pris l’habitude, mais ça me gêne de les voir tous qui m’encerclent d’un œil mauvais. Station Oberkampf. Les portes s’ouvrent sur de nouvelles figures qui s’avancent et me dévisagent. Un joueur d’accordéon a la sauvette fait mine de monter et puis redescend. J’ai l’impression que même les noirs se méfient de moi. Je leur crierais bien que je vais voir ma mère c’est tout, j’ai deux pâtisseries, mon gros sac de linge sale et puis voilà. Pas très respectueux tout ça c’est clair mais c’est ce qui nous unit encore, une occasion de se voir et de parler de tout de rien, de ma vie, de ses attentes, des gens qu’elle connaît, des qui cherchent des bras dans le bâtiment, ou à la chaîne, mais j’aimerais boucler ma thèse Maman, si ça marche pas j’aurai le temps après, pas de chômage chez nous pour les courageux, les boulots de merde, en France, ça n’a jamais manqué pour les arabes. Ca pue la méfiance ici, mais pour qui me prennent-ils ? Pour le fils de Ben Laden ? J’ai vu, comme tout le monde, alors je peux comprendre. Les attentats, la mort à chaque étage, l’incrédulité des survivants, les envoyés spéciaux, les mollahs, leur bouche humide, les sourires au chaud de la barbe, des images encore, des rescapés qui courent, même un arabe ça s’identifie à tous ces gens qui courent, merde, sous la poussière on avait tous la même gueule. Je me sentais intégré jusqu’à ce matin. Et voilà les américains qui nous donnent une leçon d’humanité. Au pays du ghetto racial on n’accuse pas les minorités, parce qu’un noir là-bas n’est pas un noir c’est un afro-américain : là-bas, pakistanais, saoudien, haïtien, irlandais on est américain avant tout. Je verrais personne crier « Dieu bénisse la France ! » sur les décombres ici ou Chirac avec un pompier dans les bras, même moi je me verrais pas. Tous ces gens là, qui me regardent, vous êtes aussi cons que les américains, mais au moins chez eux c’est collectif, c’est travaillé, en France vous êtes cons chacun de votre côté, derrière vos fenêtres, ça me coûte de le dire, parce que je l’aime la France, son impatience, sa générosité malhabile, ses soubresauts d’éternelle insatisfaite. Je l’aime ma France, avec sa Sophie qui m’attend pour bosser d’ici deux stations, pour bosser et plus un jour peut-être, parce que dans ses yeux il n’y a pas d’immigré, pas de terroriste, juste Hamad qu’elle aime silencieusement et qu’elle attend pour ne rien gâcher. Ma station enfin. Je sors je tombe j’ai trébuché ou alors on a laissé traîner un pied, plusieurs peut-être. Je me relève de peur qu’on en profite pour me piétiner. Je m’enfuis en courant. Je rigole d’imaginer ces cons derrière que ça inquiète. Hamad s’est rendu chez Sophie. Elle l’a trouvé bizarre, très empressé. Ils ont fait l’amour pour la première fois ce soir du 11 septembre.
    • Barney Wilson
      Barney Wilson a 32 ans. Ancien marchand d’art et propriétaire d’une galerie. New yorkais d’adoption depuis 8 ans. Repasse quand tu veux je lui ai dit, c’est toujours ouvert. Chez moi c’est chez toi. Pas de mondanités factices entre nous. Ici on partage. Bon le centre commercial c’est à tout le monde c’est clair, mais ça m’amuse de m’y croire chez moi, j’ai l’impression de vivre largement au-dessus de mes moyens et ça, eh ben ça me fait du bien finalement, cette tentative de reconstruction sociale. Mitchell et moi avons causé préraphaélites aujourd’hui, deux bonnes longues heures d’échanges culturels et courtois, du haut de gamme vraiment, Mitch connaît son affaire. C’est un féru d’art sous toutes ses formes, jusqu’aux plus improbables. Il exposait régulièrement au World Trade Center, dans les bureaux du conseil culturel du bas Manhattan - un organisme fondé il y a trente ans pour promouvoir les arts dans ce quartier, et réservant dans les tours des locaux pour les artistes défavorisés du Bronx - et Mitch s’y était fait une petite réputation à la longue. Je l’avais même exposé dans ma propre galerie, située à Greenwich Village. On se croisait parfois aux vernissages, c’était le bon temps. Le problème c’est qu’on est rarement marchand d’art quand on aime. L’art on ne le marchande pas, on veux le faire vivre, l’installer là où il doit, je cassais mes commissions dès qu’un acheteur potentiel qui kiffait sur une toile m’avouait ne pouvoir se l’offrir. J’ai tenu deux ans comme ça, à survivre dans ma galerie, mon jardin d’ambiance toujours renouvelé au gré des exposants. Ce furent de belles années, des heures colorées parmi toiles et sculptures, souvent invendables mais à ce point justes et profondes qu’on leur pardonnait tout. Puis vint la rue. Brutalement. Les huissiers, le propriétaire, les comptes gelés tout ça. Mon père m’avait foutu dehors au soir de ma seconde maturité sexuelle - on aime pas les gays dans le middle west – ma découverte de l’équilibre dans l’amour pour les hommes n’avait pas séduit alors j’étais venu là où il fallait, New York City, the Big Apple où il faisait bon être soi. J’avais monté mon affaire, c’était dur et magnifique mais ça avait fini par payer. Pour un temps. Je n’avais pas donné de nouvelles à mon père depuis. Alors je ne me voyais pas le rappeler maintenant. Dormir par terre ça a été dur au début, et puis j’étais pas équipé, mes fringues de cocktails achetées à Soho n’étaient pas vraiment adaptées, je n’avais même pas de jeans. On m’appelle l’Elégant depuis. Je traîne mes souliers Harrigton’s sons sur le pavé sale et je dors dans un vieux manteau d’Astrakan. Je mange peu, ça ne me change guère, je passe parfois devant le Mc Donald de Wall Street, le plus luxueux du monde, je salue le portier, j’assiste au ballet des hôtesses qui placent les traders, un type au Piano Bar joue une mélodie entraînante. Les Big Mac n’y sont pas meilleurs qu’ailleurs, mais l’ambiance était géniale. Je me retrouve un peu plus seul encore quand je passe devant ces endroits où j’avais mes habitudes. J’ai filtré mes amitiés. Pas le choix. Enfin ce sont mes amitiés qui m’ont filtré. On fait avec. Je préfère leur égoïsme à la compassion gênée. J’ai adapté mon caractère, mes attentes, à la situation. Ca se maintient au fur et à mesure, j’ai fini par accepter ce revirement dont je suis après tout seul responsable. Je lis la presse dans les poubelles tous les soirs. Mighty Mike qui tient une sandwicherie sur Seaport a toujours un petit quelque chose pour moi et je peins à la craie sur les trottoirs pour me faire un peu d’argent et me payer mon tabac de Virginie. La télé je la regarde à Sandy Park, un joli centre commercial bordé d’arbres. Je me cale devant la vitrine d’un magasin d’électroménager, je me passe du son, la musique d’ambiance fera l’affaire. Mr Henqvist, le propriétaire, n’aime guère me voir traîner trop longtemps – c’est clair que je ne lui fais pas une bonne publicité – mais je sais que par charité chrétienne il me laissera là quelques dizaines de minutes avant de me faire un sourire assorti d’un geste fluide mais ferme d’où je tire l’essentiel du message : « Barney tu te casses maintenant tu gênes la clientèle ». Aujourd’hui je suis prêt à lui donner raison. Je discutais avec Mitchell ce matin et du coup je suis en retard pour ma séance quotidienne de téléphagie. La boutique de Mr Henqvist est bondée. Il n’y a jamais autant de monde quand je traîne devant la vitrine. Les clients semblent très excités, trop pour un nouvel écran plasma ou un lecteur MP3 quatrième génération. Je rentre, je ne l’avais jamais fait. Personne ne prête attention à ma pauvre silhouette, nous sommes tous américains, après tout, et je me glisse derrière eux pour découvrir l’objet de cette panique latente, de cette indignation sourde : un écran géant sur lequel passent en boucle des images effrayantes, celle d’une civilisation qui s’écroule, percutée à coup d’avions. J’ai du mal à réaliser que ça se passe ici, maintenant. Ces rues je les connais pourtant, même les gens me sont familiers, ce sont les gens de la rue, je les vois tous les matins qui me passent devant sans un regard. Je ne les déteste pas pour autant. A chacun sa voie, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. Ils me regardent maintenant. Ils me prennent à parti, silencieusement, on s’interroge tous du regard, personne ne mesure vraiment ce qui se passe pour l’heure, c’est un attentat, le World Trade Center puis le Pentagone aussi, on n’arrive pas à vraiment croire à ce qui s’est passé si près si vite. Mr Henqvist me regarde d’un air désolé, je le sens presque aussi misérable que moi soudain, dépouillé, même si rien ne semble avoir changé en périphérie immédiate. C’est étrange à quel point ça nous rapproche tous. Un petit garçon dont la mère a lâché la main me la prend, elle s’en rend compte, s’en saisit à nouveau, délicatement, aucune animosité dans ce geste, nous somme dans une même détresse solidaire. J’ai besoin d’y aller. Je dois y aller. Je ne sais même pas pourquoi mais j’y vais, même pas pour voir mais pour y être, comprendre pourquoi pas. Les rues sont bondées. Seuls les touristes regardent en l’air d’habitude, aujourd’hui tout le monde. Je cours un peu. Mon manteau est lourd, tous mes vêtements sont lourds, j’ai une curieuse impression de mobilité au beau milieu de l’hébétude générale et puis ça s’inverse soudain, avec le nuage, sale, brunâtre, qui vous mange, on ne sait pas s’il va vous recracher. Je me pose contre un mur, accroupi comme en prière, j’attends, je suis habitué à ce genre de chose, les grains de toutes sortes, un orage ça n’est pas si différent, la rue ça vous apprend la patience. Je discerne des silhouettes qui courent, c’est inutile tout vient de s’écrouler, c’est clair, ça n’ira pas plus loin, la vitesse n’offrira pas plus d’oxygène aux fuyards qui en manquent. Un type armé d’un caméscope se couche sous une voiture, il va dans l’autre sens, vers le maelström, je ne comprends rien à ce qui se passe, je me dissimule derrière une poubelle voisine et j’attends, ça passera comme le reste, la poussière retombe toujours. Plus tard, je me réveille ne pleine nuit. Tout est gris. La poussière m’a figé dans le mur, seuls mes yeux rougis sans doute pourraient trahir ma présence dans les décombres. Je me sens lié à ces tours ruinées, ce symbole de la réussite, elles étaient pleines, riches, bien portantes, comme moi, résonnant d’élans passionnés. Je me vois parmi mes dernières toiles puis tout s’écroule, on me jette dehors, je ne me rase plus, mes joues sont piquantes, je retrouve avec la poussière sur ma figure cette désagréable sensation de picotement des premiers jours sans douche. Les sauveteurs s’activent au loin. Il y a des camions partout, des types ceinturés de bandes réfléchissantes, beaucoup de pleurs, je m’approche je suis sûr de trouver Mitch, qui doit pleurer sur ses souvenirs d’homme important, sur les souvenirs des moquettes de salon où il exposait. Sur certaines toiles peut-être qu’il avait laissées là. Il y a trop de monde, je ne le vois pas. Personne ne m’arrête, c’est l’anarchie la plus complète, quelque chose de très étrange, le désordre, partout, qui cohabite avec les secours structurés et professionnels, des gens qui pleurent, d’autres qui travaillent, qui soulèvent les décombres, font les gestes qui sauvent, mais en pleurant aussi. Tous les étages se sont ramassés en un rez-de-chaussée apocalyptique. Des lumières balayent la pénombre. Il flotte une immonde odeur de fin de règne. Je ne discerne rien de connu, rien d’identifiable, dans ce tas de cendres. Et soudain je la vois, cette tâche de couleur, un petit rectangle qui curieusement émerge, un bout de cette tapisserie de 70 mètres carrés réalisée par Miro et Royo en 1974, que l’on avait installée ici. Je me sens revivre curieusement et je gratte les décombres. L’univers de l’art écroulé c’est le mien. Les trésors accumulés ici, je les connais, les collections privées, la plus grande collection privée de Rodin même, le World Trade Center était une gigantesque galerie des affaires, du fric mais de l’art aussi. Je cherche je fouille je tombe l’Astrakan à la recherche de miettes de Rodin que je trouverai sans doute, elles ne pourront pas m’échapper c’est sûr, rien à voir avec ces monceaux de bétons ruinés, peut-être même trouverai-je une statue intacte, que je couvrirai de mon Astrakan pour la faire revivre quelque part me serrer contre elle et penser au temps perdu de l’innocence new-yorkaise. On a revu parfois Barney Wilson, du côté de Chelsea et aux alentours de la 57e Rue, là où sont les grandes galeries privées. Il exhibait une miniature de Rodin à ses anciens collègues, les invitant comme lui à s’extasier sur la finesse de l’œuvre et sur son fabuleux destin de rescapée des attentats. L’un de ses amis d’autrefois finit par appeler la police. Barney Wilson est depuis incarcéré en attente de son jugement pour vol sans effraction et haute trahison. A l’inspecteur que le lui proposait, il a répondu qu’il ne souhaitait pas appeler son père.
    • Eugène Médard
      Eugène Médard est retraité. Français. Vieux garçon par économie plus que par choix. De l’avis général des gens du quartier c’est un vieil homme affable et sans histoires. 30 boudoirs fondants aux œufs frais. Ingrédients : farine de froment, sucre, œufs frais 28%, fécule de pomme de terre, sirop de glucose, sirop de sucre inverti, poudre à lever : carbonate acide d’ammonium, dextrose, arôme. Je n’achèterai rien sans en avoir lu l’exacte composition. Les sous-marques sont parfois bourrées de sous-produits - on compte trop sur l’inattention des consommateurs – moi comme j’ai le temps je suis attentif. Quelques paquets de café maintenant, quatre, peu où pas de problème pour le café : paquet rouge, dégueulasse et pas cher, c’est du robusta. Paquet noir, plus onéreux mais buvable, c’est de l’arabica. Le reste n’est qu’une question de marques et de réflexes pavloviens. Du lait en poudre. Important le lait en poudre. Fouiller jusqu’au fond du rayon pour débusquer la date limite de consommation maximum. Février 2004. Y’a pas mieux. Faudra faire avec. Du sel. Gros sel pour la conservation des viandes. Sel raffiné pour l’assaisonnement. Du sucre : cinq kilos de sucre en morceau. Plus un gros sac de sucre cristallisé. Fruits secs. Fruits confits. De l’eau potable aussi. Beaucoup d’eau potable on ne sait jamais. Je passe en lisière du rayon multimédia pour me servir en conserves – pois, haricots, pommes de terre, concentré de tomate, thon et corned-beef – sur les écrans géants toujours la même chose : la guerre qui gronde. J’ai soixante-dix-sept ans et j’ai peur. Des guerres j’en ai déjà connues, l’occupation, le boche, le rationnement tout ça c’est ma jeunesse. Une patte folle m’a rendu impropre au front, j’ai même coupé au STO mais les privations étaient les mêmes pour tous. A l’époque on crevait de faim, on avait même plus de charbon l’hiver, on était maigres et sales souvent, mais on était des durs, on tenait bon, parce qu’on était vaincus mais fiers d’être encore vivants. Quand je les vois à la télé tous ces crève-la-faim barbus qui brûlent des drapeaux je nous revois. Ils sont tristes et durs. Ils sont fiers d’être musulmans parce qu’il faut bien se satisfaire de quelque chose. Ils travaillent la terre. Ils connaissent la privation. Leurs enfants meurent de faim parfois. On a oublié nous. Quand on se serre la ceinture c’est qu’on veux maigrir. Que ces types débarquent en France et c’en est fini. Un moudjahidin ça reste couché sur les cailloux pendant dix heures s’il le faut, jusqu’à ce que sa cible passe à portée de kalachnikov.Ca mange pas un moudjahidin. Ca dort pas non plus. Ca prie et puis voilà. On ne fait plus le poids. On s’est trop engraissé – l’Europe est une nation grasse - on tiendrait jamais le coup face à ces gens-là. On a perdu cette sauvagerie innée de la misère, le bon sens de la survie. On a tout mais on se plaint. Quelle image renvoyons-nous de l’occident ? Celle des soap opéras, ou des types brushés draguent des blondes superficielles, où l’on s’inquiète de tout mais jamais de savoir si l’on mangera à sa faim aujourd’hui. Purée de pommes de terre en flocons : pomme de terres (99%) émulsifiant : monostéarate de glycérol ; Stabilisant : diphosphate de sodium ; Epice ; Antioxygène : acide ascorbique ; Conservateur : disulfite de sodium. Quand on vous a fait bouffer du rat à la place du lapin et que ça vous a coûté la moitié de vos tickets de rationnement on devient exigeant sur la qualité. Il n’y a que ce genre de traumatisme pour vous ancrer dans de bonnes habitudes. Quelques couples me regardent amusés. J’ai peut-être l’air ridicule à remplir ainsi mon caddie, à me préparer au pain de guerre. Je ne sais pas plus qu’eux de quoi sera fait demain, mais pour avoir vécu ce qui fut hier j’envisage des revirements qui leur sont étrangers. De l’huile. De la levure. Quelques bières. Du vin bouché. Deux bonnes paires de chaussures. Tout ce qui me manquait en 1942. Acheter du tabac aussi, même si j’ai arrêté. Et des semences de champignons de Paris. Ca pousse bien les champignons dans les caves et l’obscurité. Une hôtesse fait une annonce. On doit respecter trois minutes de silence. En mémoire des victimes américaines. Il paraît que ça se fait. Le silence ne résonne jamais autant que dans un supermarché. Les caddies ne roulent plus. Un gosse qui parlait a pris une baffe. Il pleure maintenant. Les caissières se détendent. Je baisse les yeux pour regarder quelque part. Il ne reste que deux kilos de farines dans les rayons. J’hésite à peine. Je romps mon immobilité pour les souffler à la barbe d’une mère de famille trop respectueuse de ce genre de compassion diplomatique pour réagir. Elle n’ose pas bouger. Elle me dévisage, sa rage est muette, elle est clouée au sol pour quelques poignées de secondes encore. J’en profite pour m’enfuir. Il est temps de la retrouver, Madame, la sauvagerie des années d’occupation. Ne les entendez-vous pas dehors qui se battent pour de l’essence ? Eugène Médard au soir du 14 septembre 2001 a rempli les rayonnages de sa cave précipitamment aménagée de monceaux de victuailles inutiles. Ou pas.
    • François Berlion
      François Berlion a 52 ans, médecin généraliste dans une grande ville de province. Grande villa sans crédit. Une belle-mère à la maison. Et deux enfants de 19 et 25 ans qui en sont parti pour étudier à Paris. Incroyable. Ce type, l’américain, c’est un médecin, et il filme. Il pourrait soulever des pierres, ouvrir les bagnoles, trimballer des bouteilles d’oxygène mais non il filme. Et les tours s’écroulent. Déjà ça, ça m’épate, mais ce type, ce confrère qui se dirige seul vers les poussières jumelles, ça je n’en reviens pas. J’ai une pause dans mes consultations ça tombe bien. J’aurais pas voulu le manquer, qui égrène son chapelet de considérations patriotiques de supermarché, qui vit tellement, là-bas, qu’il en a oublié son devoir de médecin. C’est incroyable. C’est ça. Incroyable. L’image bouge et j’ai l’impression que c’est moi. Je suis bon public bon dieu, j’en oublie un court instant l’indécence de la situation. C’est l’enfer là-bas c’est évident. C’est un peu de nous qui s’écroule, parce que l’Amérique c’est l’Occident qu’on le veuille ou non. On a du rater un virage. On a du s’asseoir sur quelque chose. Des pauvres peut-être. Des pauvres d’ailleurs. Il faut comprendre maintenant. Raisonner. Tu parles. Les tours s’écroulent à peine que ça recommence déjà, le cynisme, les franc-tireurs, les carriéristes qui ne pensent qu’à leur sale museau. Je ne peux pas croire qu’on puisse faire l’économie d’un médecin, je ne peux pas croire à cet homme qui court pour la postérité. On a besoin de toi pauvre con, des gens qui appellent peut-être, là-bas dans les décombres, alors que tu filmes au lieu de soigner. « Au revoir Madame D’ancel. N’oubliez pas, du repos, rien que du repos. Je vous ai prescris des sédatifs légers, ça vous aidera à vous endormir. Bonne fin de journée. » Marre de cette conne qui se croit dépressive parce qu’elle s’ennuie. Conduire son Roadster, courir les magasins c’est d’un tel ennui. Cette conne immense se plaint de ne pas assez vivre alors que d’autres meurent là-bas – « Monique, vous faîtes patienter le prochain patient s’il vous plaît je monte »- l’appartement est frais, la télé encore chaude. Une chance, les chaînes ont si peu d’images que tout passe en boucle et je le revois le confrère qui court le bitume new-yorkais. Les tours se sont effondrées cette fois c’est une certitude. On devine l’éclosion d’une tourmente poussiéreuse, une ouverture, comme les enfers qui videraient leurs cendres, le spectacle est immonde, le type ne songe même pas à se protéger. Moi-même je reste droit. Je sens monter l’adrénaline. Tous, généralistes, dentistes, chirurgiens, nous avons ressenti un jour cet appel du baroud, tous nous avons songé après la Fac à partir avec Médecins sans frontières. Ce type-là se prend sa dose c’est clair. Les nuages de poussière avancent voracement. Leurs remous moutonneux ressemblent à des sourires. Tout se fige un instant avant d’être emporté. Le médecin-caméraman a soudain peur de mourir, ça l’inquiète. Comme je le comprends. Echouer si près ce serait injuste, merde. Finalement ce type c’est un messie de la libre entreprise. Quel à propos, quelle professionnalisme, il a pris de l’aisance c’est incroyable. Car le voilà qui commente maintenant. Cet homme est un témoin du siècle. Il a renié son confort probable pour mieux encore. Il ne m’était jamais venu à l’idée que je pouvais faire mieux. J’ai cinquante-deux ans, du lard aux entournures, je remplis mes costumes, mais de quoi ? De vide, rien de très intéressant. On est toujours statique au sommet. On ose pas bouger. Parce qu’on a peur de se prendre la pointe du sommet dans le fondement si on remue. Quelle erreur, mon dieu quelle erreur. « Je vous en prie, Monsieur Cardène. Dans deux jours il n’y paraîtra plus. Ma secrétaire va vous donner votre arrêt maladie. Bonne fin de journée.» Celui-ci m’horripile encore plus, le profil qui vient quémander ses « congés maladies » pour un rhume, une rage de dents, d’inexistantes allergies. S’ils croient mieux vivre dans l’oisiveté ça le regarde. Moi j’ai construit ma fortune sur ce genre d’individus. Mon collègue américain aussi sans doute. Et puis il a compris que là n’était pas l’essentiel. Je remonte quatre à quatre pour voir. J’allume la télé. Je suis essoufflé, je n’ai plus l’habitude de courir. Je me recoiffe dans le petit miroir au mur. Je m’éponge. Derrière moi le type filme encore. Je surveille son parcours dans la glace. Un court instant, par la magie de la reflection, j’ai l’impression de découvrir mon gros visage transposé dans les rues de New York. Ecran géant sur petit miroir, l’illusion est presque parfaite, si ce n’est que je suis stupide, je le sais, parce que je n’aurais rien fait de cette chance. J’aurai pu habiter à deux rues des tours que ça n’aurait rien changé, je me serais trouvé là, immobile dans ma pantoufle, même avec un camescope en main en pleine poussière, Je n’aurais pas su agir au mieux, j’aurais plus eu de batterie, je me serais cassé quelque chose, un truc comme ça, on ne sort pas de son destin. Je me surprends à le comprendre ce type, à le cautionner d’avoir osé sortir de son carcan convenu. C’est un médecin, c’est vrai, mais il a réagi en homme, en américain aussi, certes, mais cet opportunisme je l’envie un peu. Je me sens inutile avec mes deux bronchites et mes trois rhumes, à botter en touche chez un spécialiste dès que c’est censé me dépasser. C’est écœurant. Lui au moins, l’américain, il pratique les honoraires libres. Même cette satisfaction je ne l’ai pas. Il est célibataire en plus si c’est. Avec ce qu’il a touché des chaînes de télé, il va se payer la grande vie, décapotable, des siliconées plein le siège arrière, la grande vie à Végas au moins, Végas ça claque plus que Deauville ou Vittel, merde, surtout que j’y vais jamais seul au Casino, c’est chiant l’encanaillement de couple à force, si c’est tout ce que l’argent peux offrir je préférerais en faire ailleurs, moi, autrement. « Docteur Berlion ! Madame Angale vous attend. Votre consultation de 17H30… » « Faîtes la patienter, bordel, démerdez-vous, pour une fois ! » Il a fini par se filmer. Ca dépasse tout. A sa place je n’y aurais pas pensé. Pourtant quelle banalité dans le physique, avec sa tête de leucocyte poussiéreux, sa moustache ramasse-miettes, il paye pas de mine l’américain et c’est justement ce décalage avec l’incongruité inédite des événements qui le rend juste et magnifique. Et le voilà qui va maintenant le filer son coup de main. Il a filmé son trajet. Point. Inattaquable dans sa démarche. Il est sorti en trombe de son cabinet pour accourir à l’aide de son prochain. Coup de bol, il avait sont camescope allumé. Magnifique. Je le déteste parce que je suis envieux de son culot. Rien à foutre du regard de la boulangère, demain il aura changé de quartier. J’admire ce type et je ne connais même pas son nom. François Berlion est rentré très énervé ce soir du 11 septembre. Madame D’ancel a repris rendez-vous pour demain. Il a passé le repas à se plaindre de son métier, empêchant sa femme et sa belle mère de suivre le 20 heures dans de bonnes conditions.
    • Isabel Luz de Pilar
      Isabel Luz de Pilar a 38 ans, personnel d’entretien dans un grand hôtel new-yorkais à quelques encablures des tours du World Trade Center. Hijo de puta, cabroncito, clientos de putamadre, me parece como limpiar una porqueria. Y’a des poils partout, c’est dégueulasse, on croit toujours que la femme de ménage elle s’attarde pas là-dessus mais c’est pas vrai on regarde, c’est dégueulasse tous ces poils, ça doit être le gros qui m’a bousculé sans s’excuser qu’a dormi là, ça lui ressemblerait, il était gros et chauve, c’est toujours poilu les gros chauves. J’en ai marre de bosser là, c’est pas la vie de nettoyer la merde des autres, les gens ça baise tout le temps dans les hôtels, ça réveille les couples une chambre d’hôtel, les mecs seuls y emmènent des putas, le matin c’est toujours plein de taches, des cartes de Cuba que je les appelle les tâches, ça me parle du pays. Y’a des avantages à travailler aux Estados Unidos j’entends mon père qui me dit, le seul que j’ai c’est voler les confitures du petit déjeuner et encore, dans le quartier tout le monde en a marre des confitures du Roosevelt Hôtel. C’est sucré c’est pâteux et puis y’a rien dans ces portions habituelles, c’est pour les gens pressés ça. Ay voilà Weinberg – ¡maricon !- va encore vérifier que je fais bien mon travail, ça fait seulement 20 ans que je suis là, t’es là depuis quand toi, 6 mois mais c’est pas grave, Oui j’avais pas fait attention Monsieur le Directeur, oui la poussière sur le vase de la 377 j’avais pas vu ça ne se reproduira pas je vais me dépêcher c’est pas juste il en a qu’après moi, la 377 c’est même pas moi c’est la putana de Maria qui fait qu’à rouler son cul au lieu de frotter je suis en retard et j’ai une chambre en plus à faire maintenant. Madre de Dios je l’entends mon père qui donne ses derniers pesos à Mojado le passeur pour m’offrir une chance de vivre mieux que lui, je monte sur le bateau et puis quoi je voulais pas moi, c’était pire ici pour nous, mon père il pouvait pas savoir. Arrivée à Manhattan on m’a installé dans un barrio, je me suis mariée avec un cubain, je mange comme à la maison – à part les confitures – je travaille tout le jour et je gagne rien que quelques dollars et je me tais parce que monsieur Weinberg il me dénonce à la policia et il me renvoie sinon. Il faut faire vite. J’ai fait de 305 à 327 et maintenant je dois faire la 377 en plus des autres, je savais pas qu’on se faisait des ampoules au chiffon, même après 20 ans, j’ai mal aux doigts à force de frotter. Mais les chambres sont propres c’est ma fierté. Santa Virgen il va manquer des serviettes ou des peignoirs dans la 377 c’est à peu près sur et on va m’accuser alors que ce sera Maria si ça se trouve ça lui ressemblerait bien ça oooh que c’est sale ici de la poussière partout je frotte vite les toilettes et que le client il est même pas sorti mais c’est pas grave il a déjà fait où il fallait le puerco americano, j’enlève les draps, le peignoir, les serviettes, je jette dans le sac droit de mon chariot, je tire du linge propre de la pile en cinq minutes c’est fait je cours tout de suite à la 377 ça m’inquiète un peu je veux pas être expulsé pour ça, pas pour vol de serviettes, mon père il comprendrait pas Je cours dans les couloirs et tous les autres aussi c’est bizarre, on a entendu des explosions pas très loin mais je peux pas m’arrêter pour savoir, j’ai pas le droit de parler au clients, si dans une demi-heure les chambres sont pas faites on me mettra dehors et y’a que moi qui travaille à la maison. Dans la 377 y’a un jeune américain en peignoir qui regarde CNN. Par la fenêtre on voit de la fumée mais l’américain préfère la télé. Je regarde aussi, discrètement, en défaisant le lit - il est presque propre - et je vois, Santa Trinidad, je vois les avions qui tapent dans les immeubles, les immeubles je les verrais presque par la fenêtre mais j’ai pas le temps, c’est horrible il y a des morts mais je n’a pas le temps, il y a de la poussière partout je frotte il faut courir je verrai les informations ce soir. Je cours à la chambre suivante, c’est un couple qui fait vite ses valises, je ressors et puis soudain l’immeuble tremble, je devine, au loin les deux tours du World Trade Center se sont écroulées, Madre de Dios, il fait soudain si nuit, on est pris dans un horrible nuage de poussière grise, tout le monde crie moi aussi je n’aurai jamais le temps de tout frotter je me dépêche je me dépêche, il me reste un quart d’heure Monsieur Weinberg ne doit pas voir tout ça. Madre de Dios toute cette poussière partout. Isabel Luz de Pilar est morte étouffée. Dissimulée dans les toilettes de la chambre 378, elle a attendu le départ des pompiers et la fin de l’évacuation pour recommencer son ménage. On attribue son décès à l’ingestion massive de particules toxiques en suspension dans l’atmosphère. Isabel Luz de Pilar avait quelques portions de confitures sur elles. Elle n’avait pas de papiers. On l’a enterrée dans une fosse commune quelques jours plus tard. Dehors l’Amérique la pleurait comme n’importe quelle autre victime.
    • Grant « babe » Exter
      Grant « babe » Exter a 37 ans. Célibataire. Américain. Il vit dans la Bible Belt, dans une petite ville sans histoires. Au pays de la libre entreprise, Grant « Babe » Exter vivote des petits boulots ingénieux qu’il se crée. Roi de la vente à la sauvette, il peut compter sur une clientèle attitrée, celle de son club de tir, le plus influent de la région, dont les éminents membres – souvent membres de la police du comté – ferment les yeux sur ses petits trafics. « C’est du bon argent que je leur envoie, du dollar américain, du bon billet vert pour soutenir les nôtres à ground zero. Pour quatre cibles achetées c’est une offerte. 20 dollars dont 4 reversés au fonds de la croix rouge pour les familles de victimes. Merci m’dame. Faiiiiiiites-vous un barbu. Cinq dollars la cible Ben laden. Remember 11/09/2001. Une cible achetée c’est un dollar reversé aux famille de victimes. Profitez-en. En vente uniquement ce jour à l’occasion du grand concours de tir inter-quartiers. Tiens salut Mac, une cible mon gars ? Ca fera que ta cinquième aujourd’hui eh eh eh ça attire les balles cette sale gueule pas vrai ? Ouais belle journée pour le congrès, tout le monde est venu en famille au Gun show, c’est ça l’Amérique, one man one gun, des patriotes qui s’entraînent au M60, parce qu’on va pas se laisser emmerder par des pouilleux en turbans, quoi. Sinon les affaires ça marche Mac ? Nooon ? 28 % des augmentations de vente d’armes de poing ? Et rien que du gros calibre ? Putaiiiin. Des femmes surtout ? Ah ouais ça m’étonne pas. Cette fois c’est vraiment la merde. On va les fesser les barbus tu vas voir. » « Shootez le barbu entre les deux yeux. Wanted Ussama Ben Laden. Entraînez-vous sur les cibles terroristes. Performances accrues garanties. Tiens, comment ça va mon Billy ? Ouais te fatigue pas, je l’ai déjà signée la pétition du NRA(1). Faut pas se laisser faire. C’est malheureux mais ces fédéralistes de merde vont profiter des attentats pour limiter les ventes d’armes, dès fois qu’au milieu de 300 000 flingues vendus y’en ait un qu’arrive entre les mains d’un islamiste. C’est la trahison du rêve américain, bordel, de la politique, voilà ce que c’est, de la politique. On nous éclate les tours et voilà que les rond-de-cuir débarquent nous faire chier avec leurs réglementations à la con. Putain c’est dégueulasse de profiter du malheur des gens comme ça. » « Venez vous le faiiiiiiire le barbu. On hésite pas. Cinq dollars la cible Ben Laden. Remember 11/09/2001. Une cible achetée c’est un dollar reversé aux famille de victimes. Tenez monsieur. Entraînez-vous. On sait jamais qui va vous passer dans la mire. On est tous concernés. Des agents dormants y’en a partout. Faudrait tous les buter c’est clair. Les buter dans les chiottes comme avait dit Poutine sur les Tchétchènes. Faut pas leur laisser de répit maintenant. Faut y aller. C’est clair on a été trop con au Golfe, on aurait pas du s’arrêter. Le père Bush a manqué de jus sur la fin. Et le fils ça se trouve, vaut pas mieux. Franchement. Avec toute la technologie qu’on a c’est même pas normal qu’on les ait pas encore trouvés. On sait pas tout c’est clair. On nous cache des trucs je vous le dit.» « Souuuuuutenez les familles des victimes. Remember 11/09/2001. Cinq dollars la cible Ben Laden, la cible la plus recherchée des Etats Unis. Sal, ça fait plaisir de te voir ! Tiens, fais-y un carton sur le Barbu. C’est cadeau. Cinq dollars. Dont un reversé aux associations d’aide aux victimes. Putain le flingue ! Il est nouveau. Ouais t’as bien fait, on sait pas ce que le gouvernement nous réserve, y parle même d’interdire la vente de certains calibres. Comme je te le dis. Fais-voir l’outil. Ah ouais c’est un bel ami que t’as là. Ouais impressionnant. Berreta hein ? Comment c’est son nom ? Sympa. T’as raison faut se tenir prêt. T’es allé au bureau de recrutement. Ouais, faut faire la queue c’est clair, t’as fait ton devoir boy. Moi ? Nooon. Le gros Bill s’est présenté hier au bureau de Lane Avenue. On l’a félicité de la démarche mais ils l’ont pas voulu : trop gras, pas assez en forme, le gros Bill, alors moi tu penses…. et puis qui s’occuperait de Martha ? » « Wanted Oussama Ben Laden. Remember 11/09/2001. Une cible Ben Laden achetée c’est un dollar américain reversé aux associations d’aide aux victimes. Soyez patriotes. God bless America. Oh, Ms Primble ! Bonjour, belle journée hein ? Ah ben oui ça fait un peu de bruit tous ces concours de tirs. C’est Widmill Church qui mène pour l’instant oui, mais les Gars d’Orasco Street sont pas encore rentrés dans la danse. Z’êtes bien accompagnée, dites-moi. C’est les petits enfants ? Y sont beaux et forts ces petits. Quatre et cinq ans c’est ça ? Ca leur va bien ces petits treillis. Adorable. Fais-voir le pistolet plastique mon grand. C’est un bel ami que t’as là. Comment c’est son nom ? Sympa. Tiens prends une cible gamin amuse-toi, non ms Primble, rangez votre porte-monnaie, c’est cadeau, j’adore les gosses. Eh eh eh ouais je m’y mettrai un jour aussi. Faux être deux pour ça et puis j’ai Martha à m’occuper, on a qu’une Maman vous savez. Sans elle peut-être que j’aurais pris femme, ou pas si ça trouve, parce que là je s’rais parti défendre mon pays. Ca me démange d’aller les dérouiller les fous de Dieu, mais je peux pas, Martha s’rait perdue sans moi. On a tous quelque chose à faire ici-bas et ça faut respecter Ms Trimble. Les héros du quotidien ça existe. On est tous des héros, vous, moi, Ms Trimble, mais faut rester humble, parce que c’est notre force et notre devoir de chrétien. » « Faiiiiiiites-vous un barbu. Cinq dollars la cible Ben laden. Remember 11/09/2001. Soyez patriotes. Une cible achetée c’est un dollar reversé aux famille de victimes. Salut Mike. Tu me prends une cible ? Quoi ? Naaaan, arrêtes ? T’es sûr ? Sont où ? Ah ouais là bas. Putain sont gonflés les types du FBI de se balader ici. On les repère à cent lieues avec leur costard au milieu des tenues camouflées. Sont pas malins. Oh c’est pas la première fois qu’on les voit. C’est comme ça depuis l’attentat d'Oklahoma City, McVeigh passait d’un club de tir à l’autre, alors ils ont la trouille qu’il ait fait des petits. Comme si un connard suffisait à faire de notre communauté une bande de connards. Sont vraiment con au FBI. » « Cinq dollars le barbu ! La cible qui vous rend fort au tir ! Salut Flesh . Ouais ouais ah ah ah z’ont tous la même gueule ces macaques. Tu me demandes, moi je te le dis. On a été trop permissif. Je virerais tout le monde d’ici, hop ! les blacks les portos les asiatiques, dehors ! Seuls ceux qui ont des visas pourraient revenir, pas les autres. L’Amérique elle est aux immigrants du Mawflower et à leurs fils, bordel, pas aux immigrés. Tous des faux derches je te le dis Flesh. Hier je faisais des courses pour Martha et j’ai vu deux gosses qui allaient à l’école, des petites enturbanées, pakistanaises ou je sais quoi. Eh ben elles s’étaient noué un drapeau américain sur la tête, tu te rends compte ? N’importe quoi. Veulent convaincre qui ? Même les youps sont pas dupes. Tiens, les offices interreligieux à la synagogue, ils ont laissé tomber. Ben tiens. Ouais, du coté de la synagogue des Falls, y invitaient des imams au milieu des rabbins, y lisaient des textes tout ça, un exercice de tolérance quoi. Mon cul ouais. Ca a changé depuis le 11 je te le dis Flesh. Comme y’en a pas eu un, des barbus, pour condamner les scènes de liesse en Palestine, eh ben même chez les youps on peut plus les voir. Gonflés les barbus hein ? Ca y z’ont beau jeu de nous dire qu’y a rien dans le Coran, que le prophète là, Mohammed, il a pas écrit tout ce qui arrive. Faut pas faire de discernement. Moi je te le dis faut y aller c’est clair. » « Cibles Oussama. Taillez-lui la barbe au rifle. Cinq dollars le barbu. Dont un dollar reversé aux familles des victimes. Achetez mes cibles, ici on achète ce qu’on veux, on est dans un pays libre, c’est ça l’Amérique. On a la liberté, on a de la musique, des filles en T-shirt, on est un famille et ça, ça les emmerde, on a de l’argent des armes, ça les rend malades, salut poupée, tu veux une cible, c’est gratuit pour un petit lot comme toi, j’ai plein de trucs à te montrer tu sais, ouais, hein ? ouais excuse-moi mon vieux c’était pas marqué sur son cul que c’était ta gonzesse. Non je déconne, excuse, allez bonne journée, calme toi, on est tous américains pas vrai ? Prends une cible, tu buteras le barbu à ma santé. Bonne journée m’sieurs dames. Non mais t’as vu c’t’enculé Flesh ? Je me suis retenu pour pas gâcher la fête, mais je me les serais bien fait lui et sa poufiasse. Tu vois Flesh, c’est ça la force du puissant. Laisser les mouches te picorer avant de leur filer un coup de corne dans les couilles si elles en font trop. » « Oussama vous attend. Regardez-le entre les deux yeux. Cinq dollars pour se faire la main. Faites un geste pour l’Amérique. Cinq dollars la cible. Un dollar reversé aux familles des victimes. Eeeeh Ralphie, comment va ? Bien merci, ouais ça part bien, tiens prends m’en une de cible, cinq dollars, c’est donné. Tiens tu sais quoi ? Bill Bishop m’en a acheté une pour la fixer sur le devant du pare-buffle de son 4X4. Prends-en une pour ton pick-up. Effet garanti ! J’en ai déjà croisé cinq ou six qui avaient fait pareil ! c’est pas vrai ? En plus tu pars donner un coup de mains au pompiers ? Putain jusqu’à NY ça fait quoi, 16 heures de route, t’as intérêt à le prendre gros, le Thermos de café. Tu pars avec Pete ? Sam aussi ? Bob, Stan et les autres. Ah ouais. Ta femme et tes gosses doivent être fiers de te voir partir. Hein. Non, moi je peux pas vous accompagner, j’ai Martha, elle s’rait perdue sans moi. On aide à not’ manière. Le révérend Churchman organise une collecte de lettres de réconfort pour les boys de la Marine, alors avec Martha on écrit trois quatre lettres par jour. Ouais c’est vrai ça prend du temps mais faut savoir donner. Tiens j’me f’rais bien une bière, moi. Tu m’accompagnes ? Alleeeez juste une tu partiras après. » (1) N.R.A. : National Rifle Association. Très influent lobby des marchands d’armes Grant « babe » Exter faillit mourir quelques heures plus tard. Traversant la rue sans avoir pris la peine de se retourner, il fut fauché par le Pick-up de Ralphie, qui prenait enfin la route vers New York, orné de sa cible Ben Laden en carton. Plus tard à l’hôpital, « babe » Exter raconta à sa mère avoir eu la peur de sa vie. « En m’retournant vers ce bruit d’enfer, j’lai même pas vu la voiture. C’que j’ai vu c’est la gueule d’Oussama qui me fonçait dessus. Salaud de terroriste. J’ai bien cru que j’allais y passer. »
    • Joe Tuckerson junior
      Joe Tuckerson junior a 65 ans. Marié. Trois enfants. Ancien pompier de la ville de New York. Gardien du Fire Museum. City fire Museum.278 Spring street New York USA. 12 septembre 2001. Les touristes se pressent. On a fermé pour une période indéterminée. C’est mieux. Ca couvait comme un départ de feu cette histoire, quelques flashes et puis voilà, la foule crépitante qui déferlait sur tout. Des européens tordus, des asiatiques morbides - des cons - trop de touristes qui se mêlaient à ceux qui viennent se recueillir ici. Ces gens-là n’ont de respect pour rien. Nous avons reçus des sacs de vêtements. Déjà. Tout cela cohabite curieusement avec nos poches à cadavres en bure du 19ème siècle et nos sacs modernes en plastique noir. Pas mal de conserves aussi. Il n’y a plus assez d’endroit pour donner à New York. Les survivants ne manqueront de rien. Ca c’est l’Amérique. J’ai perdu mon calme hier. Un type est rentré avec sa femme et quelques gosses, deux ou trois. C’était un type en short, pas très beau, très énervant en vérité, qui se faisait photographier devant tout et n’importe quoi en agitant son petit drapeau américain. Il a voulu me faire signer une photo des Twin Towers en ruines achetées en ville quelques heures plus tôt – « Don’t forget the date s’il vous plait ! » - le crime ne profite pas qu’aux terroristes. J’ai posé ma canne pour décrocher une hache de parade. Je lui ai demandé si ça lui irait comme dédicace un coup de lame dans sa gueule. S’il voulait des souvenirs il n’avait qu’à empoigner des brancards du coté de Manhattan, remuer des gravats, il aurait compris là peut-être. Même à 65 ans, on n’emmerde pas Joe Tuckerson junior, 35 ans d’active au service des pompiers de New-York. J’ai même participé au grand incendie du 17 octobre 66, ma première sortie, 12 morts – ça ferait presque rire aujourd’hui – et pas mal d’interventions délicates encore après, jusqu’à une mauvaise chute en 87 et me voilà, avec ma jambe qui louche sur l’autre. Mon père était pompier aussi. Comme l’était le sien avant lui. Le vieux allait encore au feu que son fiston Joe junior était déjà sur la touche. Y passait me voir des fois après son footing, le dimanche. J’ai fini par le virer. On se voit plus depuis ce temps, sauf pour Noël ou Thanksgiving, parce que Maman y tient encore. Le réconfort je l’ai trouvé chez nos boys, la solidarité ce n’est pas un vain mot au NYFD. Parce que j’avais servi ma patrie on m’a décoré. Deux fois. Avec une photo dans les gazettes locales. Ma main dans celle du chef O’Grady, le boss des pompiers de New York, puis on m’a proposé ce travail de gardien du Musée du Feu, New-York city, USA, installé dans une prestigieuse caserne désaffectée, au beau milieu des glorieuses reliques de notre passé, le plus grand musée de pompiers au monde. Ca me plaisait au début, parce que je savais pas grand chose des anciens, et puis ça s’est tassé. Je regardais la télé hier. J’ai ramené un poste y’a deux trois ans, ça me passe le temps. On me laisse faire parce qu’il n’y a rien à faire ici. Le passé c’est un truc immobile qui se pose là où on lui dit. Les seules visites, c’est les anciens collègues, on descend quelques bières – les incendies de gosier c’est les seuls qui nous restent – mais hier personne et pour cause , on était tous à regarder la télé, chacun dans son coin, à les regarder les tours qui s’effondraient, la fumée qui vous bouffe, le cuir sali des uniformes des copains, les flammes qui vous lèchent qui vous narguent, les femmes que l’on prend dans ses bras, qui se recroquevillent tout autour de vous pour descendre à la grande échelle, tout le monde y était, bordel, comme en 66, la garde nationale, la police militaire, le NYPD, les services sanitaires, les pompiers bien sûr, tout le monde sauf Joe Tuckerson junior, qui restait là comme un gros inutile avec sa patte folle, ses vieilleries tout autour et son cou de taureau planqué sous les mentons. Ca réveille vos morts des spectacles pareils. Des morts qu’on ne peut pas secourir ça vous crie aux oreilles pendant des années – tous les pompiers vous le diront - et tous ceux que j’ai perdus je les entends et tous les autres aussi maintenant, parce que j’y étais pas là-bas pour les sauver, parce que je suis du mauvais coté de la fenêtre et que je n’y peux rien. On agite des mouchoirs aux fenêtres. J’en vois certains qui plongent, ils ont compris, il n’y a pas d’échelle assez haute, on n’y arrivera pas, c’est perdu, on a pas pensé que ça pourrait arriver une catastrophe pareille. Comme il faut faire quelque chose pour ne pas crever d’être là je me promène dans les salles désertes. J’y ramasse un cahier d’écolier. Le 9 septembre, c’était le Kids day, les écoles qui nous rendent visite, la grande fête bruyante, y’avait Tony, Bill, Harvey, des vieux briscards qui racontent leurs histoires héroïques - y’a que le feu pour pas vieillir – et les gosses écoutaient, des étincelles plein les yeux. On avait fait des jeux de pistes dans le musée, y’avait de la limonade, des cookies trop cuits, on s’était marré, Harvey avait poussé le four trop haut, comme d’habitude, on avait terminé par un grand bain de mousse dans la rue avec les gars de la neuvième du NYFD. Comme j’ai plus trop de famille, ça me fait du bien ces gosses insupportables d’énergie, qui vivent qui goûtent. Ils me crient aux oreilles aussi, j’ai peur pour eux soudain. Tout me paraît plus mort encore aujourd’hui : les boucliers pare-feu en cuir, les casques étoilés, les 2000 emblèmes de brigade, les pompes à moteur Farnam, les véhicules d’intervention American Defrance. Le passé me semble obscène face à l’Histoire en marche. Inutile et vain. Que reste-t-il des gloires passées à l’heure de la débâcle ? Je boite un peu plus vite, un peu plus loin. Vers la porte d’entrée. Quelques mannequins à ma droite, qui retracent l’évolution de l’uniforme, du Turnout coat des années 70 au Bunker Gear d’aujourd’hui. L’un deux est accroché à un mur de briques, à quelques mètres du sol. Il est là, figé dans l’effort, j’ai l’impression qu’il transpire, qu’il enrage d’être scotché sous cette fausse fenêtre où personne ne l’attend. Je le sens qui crève d’envie de retourner au feu. Je lui parle c’est idiot. Je lui parle du Président Bush qui pleure avec les collègues, des hommages, tout ça, de la sympathie des gens. Je crois finalement qu’on aurait voulu y être au World Trade Center pour y crever en pompier. J’ai du mal à croire ce que je pense, c’est trop triste, ce n’est pas moi ça. De l’autre coté de la salle la dépouille de Goodboy, un chien pompier capable de monter aux échelles et de localiser les victimes, un champion, le symbole du dévouement. L’Amérique aime les symboles, plus qu’aux vivants elle est fidèle aux symboles. Je l’envie moi ce chien empaillé, de poser pour l’éternité. On a plus de respect pour ce clébard de merde que pour Joe Tuckerson junior. Je me sens vidé ce soir. Je pense à allumer la télé. Et puis non finalement, je retourne vers la salle du fond, je m’habille et je sors. Le mannequin à poil derrière moi est descendu de son mur. J’ai l’impression de voir une larme couler sur son visage tout poussiéreux. Joe Tuckerson junior a quitté son travail pour proposer son aide aux sauveteurs. On l’a gentiment écarté puis réconforté lorsqu’il s’est écroulé en pleurant sur un tas de cendres, tâchant son vieil uniforme.
    • Edmée Charek
      Edmée Charek a 44 ans. Française. Secrétaire particulière. Mariée. Deux enfants. Sans passions particulières. En thérapie depuis cinq ans à raison d’une séance par semaine. « Bonjour Mme Charek. Installez-vous je vous prie. Bien. Comment s’est passée votre semaine ? Si vous deviez la noter sur une échelle de un à dix, quelle note lui donneriez-vous ? » « Je… à peine deux ou trois, pas plus, pourtant ça partait bien, j’étais confiante après notre dernière séance. Lundi, nous l’avons fait, avec mon mari je veux dire, enfin vous voyez ce que je veux dire, les enfants étaient couchés, c’est venu naturellement, je l’ai senti surpris mais c’était bien, on a même un peu parlé ensuite. Le lendemain pas vraiment de problèmes d’abord, juste une ou deux tracasseries de bureau, rien que de très habituel - ça vous m’avez appris à le gérer – et puis je suis rentrée, les enfants étaient déjà là, avec quelques copains, je les entendais courir dans les chambres. Je me suis installée sur le canapé – j’avais décidé de m’occuper de moi – alors j’ai allumé la télé parce qu’il fallait commencer par quelque chose. J’ai dû me relever pour débrancher la console de jeux. Les enfants ne l’avaient qu’à moitié coupée, la télévision n’affichait donc qu’un fond noir pas très divertissant, et moi j’avais envie d’autre chose. Ca m’a agacé de me lever mais tant pis. Je suis tombée sur une chaîne au hasard, les programmes étaient chamboulés, l’inattendu je n’aime pas, vous savez, j’ai senti que quelque chose me dépassait dans ces deux tours qui s’écroulaient. C’était impossible. C’est vraiment ça, oui, impossible. C’est bête n’est-ce pas ? » « Pas du tout, continuez. Vous vous êtes subitement sentie liée à ces tours ? » « Non ce n’est pas ça… comment dire ? C’est cette gratuité qui m’effrayait. Des hommes comme instruments d’autres hommes, tout ça pour une croisade floue. C’était venu trop vite, ça nous concernait tous finalement. Ces deux tours n’étaient pas que des monuments à la gloire de je ne sais quoi, c’était aussi des bureaux, des petits bureaux bourrés de je ne sais qui, des gens qu’on ne connaît pas, ceux qu’on croise. Ca pouvait être n’importe qui. Ca m’a touché dans notre banalité collective. Pourquoi pas moi ? J’aurais pu y être. Je ne comprends pas ce qui s’acharne sur notre normalité. Tous ces étrangers ont faim, d’accord, la religion les soutient, c’est parfait, je les plains de tout mon cœur. Mais nous aussi on a nos problèmes. Qu’est-ce qu’on va léguer à nos enfants ? Un tas de décombres ? » « Il est normal que vous soyez inquiète pour vos enfants. Vous vous projetez à travers eux. Ils constituent à la fois votre vecteur de continuité temporelle et la preuve flagrante de votre incapacité de survie à longue échéance. Avez-vous parlé des attentats avec eux ? Ils ont 8 et dix ans je crois ? » « Oui, c’est ça mais… non je peux pas vous laisser dire ça, se serait accepter que je ramène tout à moi et ce n’est pas vrai. Je m’inquiète pour eux, rien que pour eux, parce que je ne serai plus là quand ils seront adultes et ce sera bien, parce que je ne veux pas voir ce qu’ils réservent au monde, ah non j’espère ne plus être là » « Expliquez-vous. Calmement. Il nous reste 37 minutes » « Les images défilaient sur l’écran. Assourdissantes. Je baissais le son, ça ne servait à rien. Les avions percutaient les tours avec méthode, par tous les angles. Oh mon Dieu, comme tout semblait mécanique, inéluctable, glacé comme l’Histoire. Les garçons sont descendus. Les deux miens et deux autres que je ne reconnaissais pas derrière les moustaches de chocolat. Je me suis collée devant l’écran. je voulais les protéger, c’est ridicule. Je n’ai aucune autorité, ils m’ont vu prendre mes cachets, ils devinent à défaut de savoir, les enfants mieux que quiconque discernent les faiblesses par delà les apparences. Ils m’ont tirée par la jupe, pour rire, mais je sentais bien leurs petites mains déterminées, ils avaient beau sourire, je savais qu’ils appliquaient leur décision de manière violente, comme des petits adultes responsables. Je me suis allumé une cigarette. Arthur, mon plus grand a miaulé de bonheur devant l’écran. Les trois autres l’ont rejoint, assis en tailleur à même la moquette. Je n’ai pas compris d’abord. Ils étaient fascinés par la qualité de l’image, le scénario, ils m’ont demandé si c’était juste la démo, j’ai répondu non, je ne comprenais pas. « C’était pour Noël hein ? » m’a soufflé le petit avec des trémolos dans la voix « T’aurais du faire attention, nous on voit tout ». Je les sentait ravis de la mésaventure, reconnaissants même. « T’en fais pas tu trouveras autre chose sois pas triste » et puis plus rien. Les deux plus grands de la bande ont pris les manettes de la console. « C’est de l’import, la présentation est pas si longue sur les autres » « Appuies-là si tu veux le menu » « Eh c’est ma console, je sais faire c’est bon, ça marche pas, M’man il est cracké ou quoi ton jeu ? tu l’as acheté où ?». Alors j’ai hurlé, je les ai mis dehors. Et puis je me suis griffée très fort sur les jambes. Je m’en voulais de les avoir laissés regarder. Ils n’avaient rien compris mais c’était pire parce que je me rendais compte que cette odieuse violence ils la connaissaient déjà. Ils faisaient juste semblant d’être des enfants normaux, mais c’est différent maintenant je sais qu’ils sont fourbes et cruels, complètement bestiaux, et qu’ils feront des adultes détestables, arrogants, irrespectueux de la nature humaine. Je crois oh mon dieu je crois que j’aurais pu leur faire du mal s’ils étaient revenus à ce moment-là » « Calmez-vous. Il nous reste 19 minutes. Tous les enfants passent par une phase de destruction ludique de leur environnement, il s’agit d’un processus normal d’affirmation de soi. Les enfants jouent à tuer à se tuer, mais la plupart défaillent devant la moindre goutte de sang. Rappelez-vous, le jour ou votre fils vous a surpris avec cette lame de rasoir, il s’est évanoui, c’est ce qui vous a sorti de votre torpeur destructrice. Les enfants ont besoin de se confronter les uns aux autres, au foot, à la console, avec des armes en plastique, avec des morceaux de bois, n’importe quel jouet, c’est une tendance normale de l’enfance » « Vous ne savez pas, vous ne me laissez pas parler. Quand mon mari est rentré, tout le monde pleurait. J’étais dans le salon. Les enfants dans leur chambre. Il n’a pas tout compris mais il a mesuré à quel point il valait mieux se montrer prudent. Nous n’en avons rien dit mais je sais qu’il a parlé aux enfants avant de dormir. J’aurais voulu qu’il me parle à moi aussi, mais si ça se trouve c’est à vous qu’il a parlé, hein ? c’est ça qui s’est passé n’est-ce pas ? » « Vous savez bien que je n’ai pas à répondre à ce genre de question. L’important c’est que vos enfants ont fait un pas vers la maturité. Par votre élan passionnel conjugué à celui beaucoup plus raisonné de votre mari, je pense que vos garçons ont appris à faire la différence entre la réalité du monde et la perception que leur en offre les divertissements de masse. Votre naturel finalement est un enseignement pour eux tant qu’il repose sur des émotions justifiées, vous ne croyez pas ? » « Vous avez des enfants, docteur ? » « Vous savez bien que je n’ai pas à répondre à ce genre de questions. Il nous reste neuf minutes » « Parce que si vous aviez des enfants, vous sauriez qu’il est trop tard déjà. Jeudi, pas plus tard que jeudi, deux jours après mon Dieu, ils étaient dix dans la rue, à défiler avec leurs armes de guerre en plastique, et les miens avec, c’était un spectacle abominable, et quand je suis sorti pour leur demander ce qu’ils faisaient, un petit garçon m’a froidement répondu : « On cherche Ben Laden. Si on le chope, on lui crève les yeux » » « Merci Mme Charek. A la semaine prochaine. Et ne dramatisez pas trop tout cela. » Edmée Charek est rentrée chez elle. Elle décida le soir-même de consacrer son budget analyse à des œuvres caritatives. Elle pris la décision, en plus de renoncer à ses séances, d’arrêter de fumer et d’être plus patiente avec ses enfants.
    • Stan Parondo
      Stan Parondo est entrepreneur en travaux immobiliers. 46 ans. Un crack dans sa branche. Bon, les tours détruites, c’est une chose. Ca c’est pour le public. C’est ailleurs que ça se passe. Tout autour très exactement. Il faut compter avec les bâtiments fragilisés du quartier : le Marriott Hotel, le One Liberty Plaza, l'East River Savings Bank, le Federal Building, le 90 West Street, le Bankers Trust, le N. Y. Telephone Building, les bâtiments 1, 2 et 3 du World Financial Center, le N. J. Kalikow Building, le Millenium Hotel et l'église grecque orthodoxe Saint-Nicolas. Je décroche les réfections, ça peut permettre de financer à 15% la reconstruction du Trade Center. Tiens faire un don à Saint-Nicolas ça peut aider. Les curés ça connaît du monde haut placé. Trouver des locaux transitoires à la Saving Banks aussi. Loger son banquier ça facilite toujours les rapports. Faut se fourrer dans toutes les poches où y’aura de la place. Bon, après, pour le Worl Trade Center, on va être emmerdés. Là c’est du gros chantier, y’a pas de quoi rire. Sous les tonnes de gravats, les eaux de L’Hudson vont crever le coffrage bétonné qui les isolaient de la base des buildings. Y’a quoi, 1 mètre au dessus du niveau de la mer, à tout casser, le coffrage descend à 22,5 mètres, va falloir forer, dégager ce qui reste du socle béton sans faire s’écrouler la ceinture, ça va faire exploser les coûts, et puis faut voir avec le métro aussi, il y a 6 ou 7 pieds d'eau à Exchange Place, sur la ligne de Jersey City, sans parler des infiltrations du système subfluvial. Des problèmes pareils ça cause au génie de l’entrepreneur, il sera plus difficile d’y remédier que d’inventer quelque chose d’autre. Et le tout c’est pas de trouver la solution, encore faut-il avoir du bon dollar pour concrétiser tout ça. Bon on récupère quoi ? Le béton c’est foutu, c’est clair. L'acier par contre ça se recycle, même en cassant les prix on revend facile. Ca génère une bonne base d’investissement. Penser à envoyer des bennes privées pour sauver les poutrelles et les treillis métalliques. Ouais. Et puis appeler la commission de reconstruction. Le sénateur Machin, là, il va bien me renvoyer l’ascenseur. Je vais lui proposer quelque chose de novateur, tout en composite métal-béton, à l’européenne, ça résiste pas mal au feu et ça craint pas les tremblements de terre. Les résilles de poutrelles on oublie. Ca me coûtera moins cher de me fournir hors USA. Et la main d’œuvre pour du plateau-béton, je peux prendre n’importe quel ouvrier sous qualifié, pas besoin de compétences pointues comme pour l’acier, avec ça je suis plus réactif que la concurrence, et bien plus compétitif, ce qui ne gâche rien. Tiens en plus du coup on a fait un désamiantage par le vide c’est pas plus mal. Ne pas réutiliser d’amiante, ni de gaines de ventilation verticales, ça a contribué au désastre tout ça. Au niveau architectural c’est énorme ce qui se passe. Ca remet tout en cause, cette catastrophe, on doit bosser, inventer, trouver une échappatoire à l’urbanisme vertical. On a la chance de pouvoir créer quelque chose, affiner les techniques, en créer d’autres, revoir les systèmes d’évacuation, les issues de secours, prévoir peut-être une passerelle entre les Twin Towers, ça pourrait être pas mal, recréer la Sky Line, dépasser les Tours Petronas de Kuala Lumpur, ouais c’est ça le défi, on y pense tous déjà. Il faut les museler ces cons qui ne pensent qu’à un mémorial, les écrivains, les romantiques tous ces gens qui n’ont pas compris que les towers c’était les couilles de l’Amérique et que si on reconstruit pas plus beau voire plus haut les terroristes auront atteint leur but. C’est New York USA, bordel, Manhattan, on va pas en faire un mausolée, c’est pas Oradour sur Glane ici. Bon les banques OK on me suit, les intérêts que je me mets sur le dos c’est le budget de la France, mais ça vaux le coup de risquer. Les assurances vont marcher, on est toujours en règle dans l’immobilier, les baux emphytéotiques comprennent toujours une clause anti-terroriste, et puis les réassureurs sont pas faits pour les chiens, les décideurs ont l’argent, reste à les convaincre. Putain 930 000 METRES CARRES DE BUREAU A RECONSTRUIRE. Tout est Ok. Toute cette merde n’aura pas été vaine, on ne sera pas mort pour rien à Manhattan. C’est dégueulasse ce que je dit mais quoi ? Je vais me morfondre sur les amis, les collègues que j’ai perdus, ça va m’avancer ça. Pendant ce temps les requins bossent en sous-main à infiltrer la Mairie, les comités d’urbanisme. J’ai qu’a chialer c’est ça et je me retrouve sur la paille, la concurrence, les Pei, Piano, Foster, Johnson et Portzamparc, avec des contrats plein les poches et qui se foutent de ma gueule, pas question je veux pas de ça. Appeler Mitchell. Qu’elle me tape des courriers aux actionnaires. Qu’elle contacte les maquettistes. D’ici deux semaines y me faut les maquettes. Shit, Mitchell est absente aujourd’hui, c’est vrai qu’elle a perdu son frère. Putain on peut compter sur personne ici. On a une ville à reconstruire merde. Stan Parondo a travaillé ce soir-là jusqu’à 23h30, sans réussir à joindre Mrs Mitchell, sa secrétaire. De retour dans sa villa vers Minuit 15, il a pu la joindre enfin pour l’encourager à rapidement démissionner, qu’elle puisse se consacrer à sa famille si durement éprouvée.
    • Catherine Verdogne
      Catherine Verdogne a 44 ans. Française. Femme au foyer (avec femme(s) de ménage). Mariée. Sans enfants. Mardi quelque chose, j’ai dormi tout le jour, enfin une bonne partie, je me regarde dans sa partie du lit, défaite – c’est comme un miroir – je me sens chiffonnée, je ne l’ai pas entendu partir, la bulle du sommeil s’est crevée, je suis là, un peu humide, je ne me rappelle pas tout de suite, alors je me lève, il faut bien commencer quelque part. L’appartement s’ébroue devant mes yeux - c’est l’impression que ça me fait- tout ricane sans bruit ; je me calme : c’est revenu, l’immobilité. On est mardi quelque chose et je me prépare un thé. Tout autour : des meubles, des objets sans lui, des tableaux aux murs, je suis heureuse d’être seule, je suis enfin réveillée. Je cherche du bruit, de la vie où y’en a, en moi c’est un peu tôt, je pense à la radio, j’allume la télé, j ‘ai besoin d’une fenêtre. Le son me saute à la figure, j’ai reculé un peu. Avant l’image je me suis vue sur l’écran noir. Ma figure est un champ de bleus. Je me découvre une arcade bosselée, ma bouche qui tombe, trop lourde d’excroissances tuméfiées, j’ai le temps de museler le volume avant de vomir sur les plantes du salon. On passe un téléfilm. Un avion s’encastre sans prévenir dans un immeuble, l’immeuble crache une gerbe de feu, la scène repasse sous plusieurs angles, c’est tourné n’importe comment, la bouilloire siffle, alors je me sers une tasse d’Earl grey. L’eau brûlante dans ma gorge me transfuse sa rage éphémère, elle tombe toute chaude dans mon estomac vide, je sens dans ma bouche une vilaine croûte de sang. Tout est calme sinon, on voit Pujadas à la télé, il est plus tard que j’imaginais. Michel est arrivé depuis longtemps alors. Il a du verser quelque chose dans mon verre pour que je dorme comme ça. On passait une bonne soirée. J’étais jolie dans cette robe. On s’était fait livrer. Le traiteur avait eu un sourire en nous saluant : nous deux, seuls dans cet appartement aux chandelles, c’était l’écrin rêvé pour son labeur, le romantisme aiguise les appétits de toute sorte, il avait l’air heureux de son métier. Il m’avait regardée avec envie, respect, il avait regardé Michel avec une sorte d’approbation, de connivence masculine. C’était amusant et touchant à la fois. Ce genre de soirée d’avant le départ, c’était la manière de Michel pour dire qu’il m’aimait : il fallait que ça se sache, que j’imprime bien, c’est une femme amoureuse qu’il fallait laisser derrière soi. Michel partait régulièrement. La misère ça s’entretient seule, pas cette aisance dans laquelle on baignait : il fallait prospecter, soulever des pierres, parasiter les carnets d’adresse ; Michel visitait ses clients américains deux fois par mois. On vous oubliait vite là bas. Le livreur est parti, Michel s’est retourné, j’ai su que ça n’irait pas. On s’est installé. Les chandelles me faisaient mal aux yeux. Il m’a demandé si j’appelais le traiteur en son absence. Le mec m’avait regardée comme une salope, ne mens pas, il l’avait vu, on se voyait si c’était, je pouvais même pas attendre qu’il soit parti tellement ça glougloutait de remous là-dedans, ça l’écœurait mon attitude, il me voulait pour lui ce soir et moi je gâchais tout. L’appartement est impeccablement rangé. Michel a tout renversé hier soir, et moi avec, il a remis de l’ordre avant de partir, comme d’habitude, il n’y a plus que les bleus sur ma figure pour se souvenir. Il est parti, je me sens bien, je ne sortirai pas, tant pis, c’est mieux pour nous. Je vois l’heure enfin, Pujadas n’a rien à faire là, je pressens quelque chose. Le martèlement muet des images cherche à me convaincre. C’est arrivé. C’est vraiment arrivé. Des gens agitent des mouchoirs aux fenêtres du World Trade Center. New York suffoque sous la chape cotonneuse d’une fumée sale. On a fauché les deux jambes du capitalisme. J’attrape le téléphone. Il est propre. Plus de sang. Rien. Ca sonne longtemps sur le portable de Michel, je rigole comme une folle et puis ça décroche il me répond il est VIVANT, il est sorti du World Trade Center juste avant l’attentat, il a besoin de moi, il pleure et moi aussi, il reviendra, il reviendra non une vitre se casse quelque part en moi, je jette l’appareil au sol je me jette par la fenêtre, goûtant d’un élan désespéré la fraîcheur parisienne de cette fin journée au rythme des cinq étages qui défilent sous moi. On a retrouvé Catherine Verdogne deux heures plus tard, morte sur le trottoir. Soignée à temps on aurait pu la sauver mais voilà : le monde s’était arrêté de tourner. Nous étions tous devant la télé
    • A propos

      Damien Perez

      Né pourquoi pas en 1972, bibliothécaire de formation, Damien Perez garde les yeux ouverts sur à peu près tout - sauf sur lui peut-être - ce qui lui permet de lire. Beaucoup. Du roman et de la bande dessinée, qu'il critique sur les sites spécialisés " L'humeur du Marcassin " et http//www.bdparadisio.com. Et comme les yeux ouverts c'est tout aussi pratique pour écrire il ne s'en prive pas non plus, avec plusieurs romans dont certains devraient voir le jour prochainement. ("Casse familiale", "Opportuniste"...)


      Frédéric Vignale

      Né dans la même ville que Verlaine - ce en quoi il n'a aucun mérite d'ailleurs - Il perd son temps dans les vapeurs d'amphi, ruminant sous une flaque poète de cheveux une passion pour le cinéma, qu'il ordonnera en un DEA consacré au religieux dans le " Septième sceau " d'Ingmar Bergman. Et puis parce qu'il faut bien se réveiller, il se découvre une frénésie créative, multipliant les collages et les collaborations artistiques. Chroniqueur du Mardi soir chez Dechavanne, fondateur du site wart-art.org contre la guerre avec Carole Zalberg, webmaster ou ex-webmaster (plus juste) des plus grands écrivains français, biographe du Loft, la simple saisie de son nom sur un moteur de recherche fait exploser les disques durs. Selon des sources peu fiables, Frédéric Vignale aurait été l'amant de Greta Garbo et Massimo Gargia le même soir. (fv@lemague.net)

      Crédits du site: www.virtubel.be

       

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